Psychose blanche

Source : Le Pacte de lucidité ou l’intelligence du mal, par Jean Baudrillard, éditions Galilée.

C’est l’histoire de Romand qui, pour échapper à la banalité de la vie quotidienne et provinciale, s’invente une vie parallèle, effaçant ses propres traces ; cela ira jusqu’à la suppression de toute sa famille comme traces de son existence « réelle. »

Loin de recourir à la dissimulation, c’est par le dédoublement que Romand donne un tour fatal à sa propre vie. Pour transfigurer l’insignifiance et la banalité, il suffit d’en faire un univers parallèle. Aucune simulation dans tout cela. De cette duplicité, toutes les explications psychologiques, sociologiques, toutes les catégories (mensonges, lâcheté, égoïsme) sous lesquelles on les range ne sont que supercheries.

Il ne s’agit même pas de schizophrénie. L’existence fantôme dans laquelle Roman s’installe n’a aucun sens, mais sa vie domestique, sa vie « normale » n’en a pas davantage. Il substitue donc en quelque sorte à l’insignifiance de sa vie réelle, l’insignifiance encore plus grande de sa double vie, la transfigurant ainsi par une forme originale de contre-transfert.

C’est de là, d’ailleurs, qu’il tire son énergie, cette force d’inertie grâce à laquelle il a pu supporter si longtemps cette vie clandestine. Car si le déficit en est lourd, et l’ennui parfois mortel, il faut en escompter les bénéfices extraordinaires. C’est la possibilité de devenir quelqu’un d’autre, d’exister incognito quelque part ailleurs. Celle de voir sans être vu, de préserver une dimension secrète, même et surtout vis-à-vis de ses proches.

Si Romand peut survivre dans cette clandestinité même pas héroïque, c’est par la force de ce secret, de ce que les autres ne pressentent même pas : véritable délit d’initié. C’est le prix payé pour le privilège de jouer à un jeu dont il est le seul à fixer les règles.

Mystère de cette invisibilité qui lui donne la force de passer des heures sur les parkings. Jouissance singulière de cette monotonie qui n’a même pas le charme de la solitude. Mais il y a un autre mystère : c’est que les autres deviennent, avec le temps, complices de cette illusion. Car, si on ne les suppose pas, sa femme, ses parents, ses enfants, faisant silence par résignation, alors leur inconscience, leur ignorance devient aussi inexplicable que ses stations à lui sur les parkings, et dans les cafétérias. Sauf à voir dans tout cela une opération duelle, et non un petit montage individuel.

Le mensonge, l’illusion, la simulation sont toujours des opérations complices. Le mystifié est toujours partie prenante. Cela est vrai de toute relation d’ailleurs : il n’y a pas d’actif ni de passif ; il n’y a pas d’individuel, il n’y a que du duel. On ne peut donc sonder personne sur sa vérité ou sa sincérité individuelle. On ne peut pas plus expliquer le silence des proches que celui de Romand lui-même. Plus il s’enfonce dans son stratagème, plus les autres s’enfoncent dans leur incuriosité. C’est proprement une conjuration.

Il n’y a pas de vérité cachée. C’est ce qui fait le pouvoir de l’imposteur. S’il y avait une vérité cachée, il pourrait être démasqué ou il pourrait se démasquer lui-même. Or, on voit bien, tout au long de l’histoire, qu’il ne le peut pas, car l’imposture est partagée. Si bien que le fait de supprimer finalement toute sa famille peut être tenu paradoxalement pour une variante de suicide.

Pour que le crime soit parfait, il ne faut pas de témoins à charge, mais il ne faut pas non plus de témoins à décharge, de ceux qui tentent à tout prix d’expliquer son acte et d’en dénouer cette conjuration singulière. Trouver une raison morale ou sociale, c’est toujours trahir le secret ; or, le crime de Romand n’est pas tant le meurtre de ses proches que la mise en échec de toute justification morale et sociale.

Dans L’Arrangement, d’Elia Kazan, Eddie finit par avoir la nausée de son propre personnage familial, professionnel, conventionnel. Il entreprend donc de « suicider » cet Eddie officiel, cette copie conforme, pour savoir ce qu’il en est du double enseveli dont l’Eddie « réel » n’est que le fantoche. Ainsi, peu à peu, il soustrait tout de son être conventionnel : profession, femme, statut, sexualité, jusqu’à son père dont il finit par se débarrasser et jusqu’à la maison à laquelle il met le feu. Une fois déblayés tous les signes de l’identité, que reste-t-il ? Rien. Il en revient à un conformisme dénué de sens où il s’installe comme l’ombre de lui-même, ou comme l’homme qui a perdu son ombre. Le rêve de l’identité finit dans l’indifférence…

Au fond, dit Barthes, on est devant une alternative : ou poser un réel entièrement perméable à l’histoire, au sens, à l’idée, à l’interprétation, à la décision et idéologiser ; ou bien, à l’inverse, poser un réel finalement impénétrable, irréductible, et en ce cas, poétiser. Cela expliquerait en tout cas la coexistence chez chacun du meilleur et du pire, ou, chez les criminels, d’un comportement absolument normal et d’une violence inintelligible, comme étrangère à elle-même, comme on l’entend si souvent dans les faits divers : « il était si doux, si gentil… »

Tout cela est inexplicable en termes d’identité et de volonté propre. Cette simultanéité de comportements contradictoires ne fait que refléter l’enchevêtrement de la réalité et de son désaveu qui est aujourd’hui notre horizon collectif.

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