Crépuscule du matin

Pris sur le Groene Amsterdammer. Et l’Occident était toujours là par Chris van der Heijden, traduction du néerlandais par Nedotykomka, tous droits réservés.

Il y a un peu plus de trente-cinq ans, Le Déclin de l’Occident par Oswald Spengler était un de mes livres favoris. J’en possédais une édition abrégée d’environ quatre cents pages, imprimées sur papier bible : à force d’annotations, de soulignements, de signets et de pages cornées, elle est devenue inutilisable. J’en possède une autre, une vieille édition, en deux volumes que j’ai mis de côté. Et pourtant, de ma lecture d’alors de ce magnum opus, il m’est resté peu de chose : une atmosphère, une impression et puis le contexte dans lequel il fut écrit.

Le jeune historien passionné que je semble avoir été se sentait possédé d’un irrépressible de besoin de cartographier le monde. Cela suscitait quelques ricanements à la faculté d’Utrecht, mais j’avais de la chance. Mes maîtres d’antan Hermann von der Dunk, qui ne rechignait pas aux grandes synthèses, et son assistant Maarten van Rossem, tout aussi intéressé par l’histoire des idées, me laissèrent suivre mon penchant naturel. Néanmoins, jamais je n’osai leur confesser ma fascination pour Spengler.

Ce nom était alors tabou. Moins pour ce qu’il avait réellement écrit, mais parce qu’il avait la réputation d’être un « précurseur du fascisme. » Dans les années 80, le fascisme n’existait plus que comme une menace fantôme à combattre et c’était bien tout ce qui pouvait justifier un quelconque intérêt pour Spengler. Personnellement, je n’avais aucune intention de le combattre et cette étiquette de « précurseur » ne me disait rien. Après tout, un précurseur ne peut donner forme à l’avenir. C’est l’inverse qui se produit : toute époque suscite ses précurseurs. En revanche, son empan de vision, ses bonds de géants par-dessus les époques, son vocabulaire vertigineux et sa prétention à saisir le « processus de l’histoire » me captivaient.

Aujourd’hui, ma vision historique a radicalement changé. Je ne crois plus à l’Histoire avec un grand H., pas plus qu’en la nation, la communauté, l’individu ou d’autres généralisations. Mes représentations sont plus souples, plus solubles et, de ma sympathie initiale pour une synthèse englobante, il ne reste qu’un vague souvenir et aussi une certaine affection pour ceux qui ne partagent pas cette vision plus fluide de l’histoire, et donc pour Oswald Spengler. Affection n’est pas compréhension, encore moins approbation. Pour le dire plus brutalement encore : non seulement la pensée de Spengler m’apparaît absurde, mais aussi incompatible avec  une société ouverte. À l’époque, je ne le comprenais pas et je ne pouvais pas le comprendre.

De Spengler lui-même, à l’époque, je ne savais presque rien ; il existe toujours aussi peu de données biographiques, comme s’il restait l’homme d’un seul livre, presque une ombre, un esprit et non un homme de chair et de sang. Aujourd’hui, nous connaissons un peu mieux sa véritable personnalité grâce à un texte publié près de soixante-dix ans après sa mort : « Eis Heauton », en grec, À moi-même. Apparemment, l’existence de cet écrit n’était connue que des spécialistes : jusque-là, il prenait les poussières parmi les collections des Archives Spengler de la Bibliothèque d’Etat de Bavière. Une première édition a vu le jour en 2007 sous le titre : « Ich beneide jeden, der lebt. » « J’envie les vivants. » Ce texte remarquable nous en apprend beaucoup.

A première vue, Eis Heaton consiste en réflexions désordonnées et obscures. Mais pour l’amateur de Spengler, ces lignes absconses fournissent une clef au Déclin de l’Occident ; elles sont contemporaines de son écriture, les années qui précédèrent et suivirent la Première Guerre mondiale, 1913-1919. Spengler était dans la trentaine, habitait Schwabing, le quartier artistique de Munich où il tentait de s’installer comme écrivain, journaliste indépendant. Grâce à un petit héritage, il parvint à ses fins et put dès lors se consacrer à l’œuvre de sa vie : Le Déclin.

Cela n’allait pas de soi. Spengler était plutôt sombre, peu sûr de lui, isolé, écorché vif. De ces qualités négatives, Eis Heauton porte la marque. Jeunesse difficile. Parents mal mariés. Pas la moindre trace de culture dans l’éducation, aucun ami, ni d’histoire d’amour et toujours cette impression de non-appartenance, d’être partout un étranger. Pressentiment d’une dépression imminente : « ça viendra dans la quarantaine, j’en suis sûr, en tout cas plus tôt que prévu. J’ai trop souffert intérieurement. Si j’avais eu des amis avec qui partager mes idées, j’aurais été un autre homme, je n’aurais pas nourri de si sombres pensées. Mais je crains bien que je mourrai de solitude. L’alcool est trop vulgaire pour moi et j’ai peur de l’opium et du haschisch. Aurai-je le temps de consigner les choses qui m’importent le plus, que je me suis promis, avant de perdre la tête ? »

À trente-cinq ans, Spengler ne différait pas de l’adolescent de quinze ans qu’il avait êté : mû par un rêve, profondément lié à ses amis d’étagères : Goethe et Nietzsche, mais aussi… au roi aztèque Montezuma ! Ses rêveries sur des continents imaginaires comme l’Africasie, ou sur une Grande Allemagne, sont autant de dérivatifs à une réalité trop décevante. En fait, Le Déclin de l’Occident relève des mêmes défauts : une tentative d’embrasser tout le passé de l’humanité, de le cartographier pour en déduire la physionomie du futur. Un projet crucial pour Spengler qui l’annonce d’emblée : « Ce livre constitue la première tentative pour prédire le déroulement ultérieur de l’histoire. » Le Déclin de l’Occident devait être le dernier des livres, celui qui contenait une fois pour toutes le temps et l’espace de l’humanité intégrale.

Une telle prétention, pour le dire gentiment, est en soi remarquable, mais qu’elle ait été prise au sérieux, l’est tout autant. Dès 1922, l’essai attire l’attention du philosophe Manfred Schröter qui publie « Der Streit um Spengler » et dans l’atmosphère de pessimisme culturel de l’immédiat après-guerre, Le Déclin tombait à pic. À la même époque, les éditions Boom publièrent la première et la seule traduction exaustive en néerlandais. Aujourd’hui, Spengler semble connaître un regain de « popularité » — très faible, il est vrai, en comparaison de son temps.

Difficile d’estimer à quel point et d’y trouver une explication. Et pourtant, on pourrait parler d’un revival. « Class, Trump, Brexit and the Decline of the West » titrait le site gauchiste OpenDemocracy peu après la victoire de Donald Trump, constatant par la même le déclin du capitalisme et des États-Unis depuis les années soixante-dix. « Oswald Spengler : théoricien racial du gouverrnement Trump » affirmait un essayiste proche du Parti Democrate. « Le Mal de l’Occident » titrait le journal catalan La Vanguardia en établissant une comparaison entre l’époque actuelle et celle de Spengler. En Hollande, l’universitaire Paul Cliteur évoquait « l’occidentophobie », la haine de soi qui serait devenue la caractéristique de notre société : « Une culture/civilisation ne peut perdurer si une grande partie de sa population ressenti un dégoût disproportionné envers elle » — tout ça n’a guère de sens. Chacun voit le déclin à sa porte et c’est la rançon du succès : Spengler prétendait tout dire, mais il l’exprima dans des termes on ne peut plus vagues, à la manière d’un horoscope.

Ce flou provient aussi de la méconnaissance de Spengler, dont beaucoup n’ont lu que des résumés, mais aussi de par son propre concept de « morphologie » : il compare les civilisations à des organismes qui naissent, croissent et périssent. Spengler ne cherchait pas tant à se débarrasser de la chronologie traditionnelle (Antiquité, Moyen Âge, etc) qu’à décentrer le regard européocentrique qui fixait l’Occident sur une ligne évolutive allant de la Mésopotamie à l’Europe, puis aux Etats-Unis, en négligeant tout le reste. Spengler « distingue » donc huit grandes cultures : maya, aztèque, arabe, chinoise, indienne, etc., chacune dotée d’une caractéristique : magique, apollinienne, faustienne, etc. Comme ces cultures suivent à peu près toutes la même évolution, il en résulte une impression de piétinement : l’Odyssée est l’équivalent temporel de la Chanson des Nibelungen, et selon ce même point de vue « morphologique », Napoléon, Confucius ou Alexandre le Grand étaient contemporains. Mais surtout chaque culture finit par atteindre son terme : la civilisation. Ce qui caractérise la culture, c’est la vie et la civilisation, la mort.

Ainsi résumée, l’œuvre apparaît d’une clarté cristalline. Pourtant, de tels résumés ne lui rendent pas justice : ses qualités sont aussi ses défauts. D’un côté, une richesse d’aperçus, d’images saisissantes, et de pensées profondes. Lorsque je l’ai relu, j’ai ressenti la même impression d’élargissement, comme si mes pensées atteignaient de nouveaux horizons, procédaient à des associations étranges, mais, d’un autre côté, en prenant du recul, à chaque fois, je devais bien constater qu’il ne s’agissait que d’effets de surface et de séduction, en aucun cas d’un authentique travail d’historien : rien que des abstractions dénuées de fondement. 

 « Ich bin für das Sehen geschaffen » proclame Spengler dès les premières lignes d’Eis heauton. Voyant, pour sûr, il l’était. Comme un devin qui renâcle quand on lui demande d’expliquer ses visions. Des explications rétréciraient le panorama aux dimensions d’un bosquet et c’est bien pour cela que Spengler se promet de composer un texte aussi visuel que possible, à l’aide de notions philosophiques, en tablant sur l’ensorcellement du langage. Il y parvient avec tous les avantages et les inconvénients de la méthode. [Prodiges et vertiges de l’analogie, disait Jacques Bouveresse.]

Un exemple parmi d’autres : première partie du cinquième chapitre qui porte le titre plutôt étonnant dans un ouvrage historique « d’Aperçu spirituel de l’élan vital » : il traite des relations entre l’individu et son environnement. Pour l’homme de l’âge classique, « apollinien », la patrie était l’endroit où s’érigeait sa cité. Pour l’homme de l’âge magique, les chrétiens et les musulmans, il n’existe plus de rapport entre le foyer et la géographie. « Pour nous, hommes faustiens, la patrie est une entité insaisissable composée de nature, de langue, de climat, de mœurs, de coutumes et d’histoire : il ne s’agit plus d’une terre, mais d’un « pays », non plus un point d’ancrage dans le présent, mais un passé et un devenir historique, non plus une unité vivante qui réunit les hommes, les dieux et leurs demeures, mais une idée qui s’accorde à un insatiable instinct migragoire, à une sensation d’être seul au monde, un puissant tropisme germanique pour le Sud auquel succombèrent les Empereurs saxons, mais aussi Hölderlin ou Nietzsche. »

Honnêtement, je trouve ça très beau, et même mieux exprimé en allemand qu’en néerlandais. [La traduction française chez Gallimard laisse aussi à désirer.] Maintenant, tout le problème est de savoir de quoi il parle au juste et où il cherche à en venir. Il suit une pente proche de Hegel, mais en citant tellement de noms et d’événements qu’il produit une œuvre historique, typique de l’idéalisme allemand, tellement allemand en fait, qu’il rend une impression d’étrangeté radicale, comme un texte ésotérique réservé aux seuls initiés. Évidence pour les uns, charabia pour les autres. Pour le « comprendre », il faut d’abord y croire...

De deux choses, l’une : soit nous pouvons lire Le Déclin dans la perspective de l’auteur, comme une autobiographie, voire comme  l’autobiographie du peuple dont il se réclame. Soit, nous pouvons le lire dans la perspective d’un lecteur, « embarqué », gagné par le tournis. Dans les deux cas, il s’agit de mythologie, mais pas d’histoire. C’est d’ailleurs ce qui transparaît dans Eis heauton où Spengler affirme et répète sa préférence pour la mythographie au détriment du positivisme historique ; il parle de rêve, de fantasmagorie et même, oui, de mensonge. Jusqu’à un certain point, je partage ses goûts. Rien de plus pénible qu’un pensum factuel, neutre, sans point de vue, sans implication de l’auteur, ni lien avec notre actualité. L’histoire monumentale, archivistique importe sans doute, mais ne doit pas constituer une fin en soi ; l’essentiel étant d’atteindre à une interprétation.

Cependant, là aussi, l’exercice a ses limites : nous pourrions écrire une « histoire totale » mais, automatiquement, elle nous mènerait hors des limites du genre, vers la philosophie, la littérature, la mystique ; une projection, et non une rétrospection, qui aurait davantage trait à nos émotions, nos désirs et nos angoisses. Le désir de synthèse de Spengler correspond à un besoin de maîtrise qui s’explique par la tendance de la philosophie allemande du dix-neuvième à rechercher l’origine de toute chose, un principe d’harmonie universelle qui s’exprime, en général, par des couples d’opposés : le jour et la nuit, la vie et la mort, la croissance et le dépérissement.

Si la pensée scientifique peut encore y trouver son compte, on ne peut en dire autant des sciences humaines. Spengler avait étudié les sciences naturelles, d’où sa tendance à abuser des suffixes « sophie » et « logie » pour manifester les invariants de groupes d’individus. D’où aussi les nombreuses occurrences du nom de Goethe, l’auteur le plus cité dans Le Déclin de l’Occident ; Goethe qui fut le véritable père de la morphologie et le grand philosophe de la nature.

L’autre influence qui projette son ombre sur Le Déclin de l’Occident, c’est Nietzsche, régulièrement cité dans Eis heauton. Après la mort de Dieu, l’homme se retrouve seul et doit tenir debout sans aide, ou en trouvant appui en ce monde. C’est ce à quoi s’échine Spengler lorsqu’il opte pour l’histoire et les sciences, mais le pont qu’il jette vers la société (la politique) se révèle trop court. Dans Eis heauton, Spengler exprime à de nombreuses reprises son espoir en la venue d’un homme providentiel.  À l’époque, il était loin d’être le seul — dans « Escape from freedom », Erich Fromm se livre à une analyse magistrale de ce type d’aspiration qui rend Spengler totalement inassimilable à une société ouverte et démocratique dans laquelle le point d’Archimède a pour ainsi dire disparu.

Récemment, Thierry Baudet, avec qui  je partage beaucoup d’avis, mais avec qui je suis fondamentalement en désaccord, déclarait : « mon projet est de restaurer l’unité du monde, cette unité qui existait encore avant la Première Guerre mondiale, lorsque toutes les formes d’expression artistiques développaient encore un récit cohérent, une ambition d’idéal, alors qu’avec la modernité, même la musique nous dit que nous sommes seuls dans l’univers, encerclés par le chaos, la laideur, le désordre. Or cela ne peut constituer un idéal, hormis une résignation petite-bourgeoise. Inversement, la transgression s’impose comme impératif, comme quoi il faudrait constamment franchir une limite, quitter sa maison, son foyer. Aujourd’hui, la visée du politique est l’abolition de toutes les frontières. »

Je l’aurais formulé autrement, mais en effet… il s’agit d’une traduction contemporaine de la pensée de Spengler, à ceci près que cette fameuse « unité du monde », celle du « Monde d’hier » de Stefan Zweig, d’avant la Première Guerre mondiale, n’a jamais existé sous cette forme et qu’elle résutlait de modes de vie dont plus personne ne voudrait aujourd’hui. [Musil disait que la modernité ne consistait pas remplacer la rame par la vapeur, mais de pouvoir choisir entre les deux.] La mondialisation est désormais un fait accompli, elle a engendré une société liquide, hors-sol, pluriforme et cette fluidité nous offre une liberté inédite, même si elle comporte son lot d’inconvénients, une plus grande exigence d’adaptation, mais ce surcroît de complexité ne constitue pas un motif de rejet. 

Si nous nous replaçons dans l’esprit des premiers lecteurs du Déclin de l’Occident, les critiques les plus sévères lui reprochaient son pessimisme, alors que Spengler lui-même ne se considérait pas comme tel : après tout déclin surgit une nouvelle aube. En revanche, là où Spengler était pessimiste et rejoignait ses contemporains, c’était sur sa propre époque et la suite devait lui donner raison : après trente ans de guerre civile, l’Europe de 1945 apparaissait exsangue, complètement épuisée. De ce point de vue, Spengler figurait parmi de nombreux oiseaux de mauvais augure : La Terre Gaste d’Eliot, la Seconde venue de Yeats, La Révolte des masses d’Ortega y Gasset, le Malaise dans la culture de Freud, L’Automne du Moyen Âge de Huizinga, Étude de l’Histoire par Tonybee et bien d’autres. Les hitlériens aussi considéraient déjà l’époque comme un âge sombre, un déclin auquel ils apporteraient la lumière. Et pourtant, l’Occident ne s’est pas effondré, il s’est complètement transformé en un autre continent qui ne ressemble ni aux visions des pessimistes, ni à celles des optimistes.

Finalement, les prédictions de Spengler se trouvent réactualisées d’une décennie à l’autre, de sorte qu’on pourrait dire que le déclin est permanent, depuis que le monde est monde. En réalité, l’âge d’or n’a jamais existé, il n’y a jamais eu de paradis en Europe, ni dans aucune société — tant mieux, épargnez-nous les paradis, ils sont le véritable enfer. L’Europe, bon an, mal an, existe depuis des millénaires, et elle ne s’en sort pas si mal si on se souvient de ce que furent la Première et la Deuxième Guerre mondiale. Certes, il existe des problèmes, des défis à relever, mais il n’y a aucune raison de dramatiser : le déclin dont parlait Spengler, dans cet ouvrage qui  reste une curiosité historique, était avant tout celui de son propre temps et donc, pour nous, d’un passé que certains idéalisent à peu de frais.

[note : selon Alain de Benoist : « Le mot déclin doit être apprécié à sa juste mesure. En allemand, « Untergang » a le sens de crépuscule, mais aussi de maturation ou d’accomplissement. Spengler dira lui-même que l’Untergang n’évoquait pas pour lui l’image d’un transatlantique qui fait naufrage, mais celle d’un vaste et grandiose soleil couchant, comparaison bien venue étymologiquement puisque c’est la signification première du mot Occident. »]

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