Source : H.P. Lovecraft, contre la vie, contre le monde, par Michel Houellebecq, éditions du Rocher.
Lovecraft a toujours gardé à portée de main, pendant plusieurs années, une petite bouteille de cyanure. Cela peut s’avérer extrêmement utile, à condition de tenir le coup. Il a tenu le coup, non sans difficultés.
D’abord, l’argent. H.P.L. offre à cet égard le cas déconcertant de l’individu à la fois pauvre et désintéressé. Sans jamais sombrer dans la misère, il a été toute sa vie extrêmement gêné. Sa correspondance révèle péniblement qu’il doit faire sans cesse attention au prix des choses, y compris des articles de consommation les plus élémentaires. Il n’a jamais eu les moyens de se lancer dans des dépenses importantes, comme l’achat d’une voiture ou ce voyage en Europe dont il rêvait.
L’essentiel de ses revenus provenait de ses travaux de révision et de correction. Il acceptait de travailler à des tarifs extrêmement bas, voire gratuitement s’il s’agissait d’amis ; et quand une de ses factures ne lui était pas payée, il s’abstenait en général de relancer le créancier ; il n’était pas digne d’un gentleman de se compromettre dans de sordides histoires d’argent, ni de manifester un souci trop vif pour ses propres intérêts.
En outre, il disposait par héritage d’un petit capital, qu’il a grignoté tout au long de sa vie, mais qui était trop faible pour n’être autre chose qu’un appoint. Il est d’ailleurs assez poignant de constater qu’au moment où il meurt, son capital est presque tombé à zéro ; comme s’il avait exactement vécu le nombre d’années qui lui étaient imparties par sa fortune familiale, assez faible, et par sa capacité à l’économie, assez forte.
Quant à ses propres œuvres, elles ne lui ont pratiquement rien rapporté. De toute manière, il n’estimait pas convenable de faire de la littérature une profession. Comme il l’écrit, « un véritable gentleman n’essaie pas de se faire connaître et laisse cela aux égoïstes parvenus. » La sincérité de cette déclaration est évidemment difficile à apprécier ; elle peut nous apparaître comme le résultat d’un formidable tissu d’inhibitions, mais il faut en même temps la considérer comme l’application stricte d’un code de comportement désuet, auquel Lovecraft adhérait de toutes ses forces…
A une époque de mercantilisme forcené, il est réconfortant de voir quelqu’un qui refuse obstinément de se vendre. Voici par exemple la lettre d’accompagnement qu’il joint, en 1923, à son premier envoi de manuscrits à Weird Tales.
« Cher Monsieur, Ayant pour habitude d’écrire des récits étranges, macabres et fantastique pour mon propre divertissement, j’ai récemment été assailli par une douzaine d’amis bien intentionnés, me pressant de soumettre quelques-unes de mes horreurs gothiques à votre magazine récemment fondé. Ci-joint cinq nouvelles écrites entre 1917 et 1927. Les deux premières sont probablement les meilleures. Si elles ne vous convenaient pas, inutile par conséquent de lire les autres. […] Si, par quelque miracle, vous envisagez de publier mes contes, je n’ai qu’une condition à vous soumettre : qu’on n’y fasse aucune coupure. Si le texte ne peut être imprimé comme il fut écrit, à la virgule près, c’est avec reconnaissance qu’il acceptera votre refus. Mais je ne risque pas grand-chose de ce côté-là car il y a peu de chances pour mes manuscrits rencontrent votre considération. Dagon a déjà été refusé par Black Mask, à qui je l’avais proposé sous une contrainte extérieure, comme c’est le cas pour l’envoi ci-joint. »
Lovecraft changera sur beaucoup de points, spécialement sur sa dévotion au style des « vieux maîtres », mais son attitude à la fois hautaine et masochiste, farouchement anti-commerciale, ne variera pas : refus de dactylographier ses textes, envoi aux éditeurs de manuscrits sales et froissés, mention systématique des refus précédents… tout pour déplaire. Aucune concession.
Là encore, il joue contre lui-même.
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