« Mir fällt zu Hitler nichts ein »

Source : Et Satan conduit le bal (1) : Kraus, Hitler et le nazisme, préface de Jacques Bouveresse à Troisième nuit de Walpurgis de Karl Kraus, éditions Agone, collection Banc d’essai — qui était antisémite déjà, sur la photo, Demetrio ?

« Les derniers jours de Karl Kraus n’ont pas été ses meilleurs », a écrit Ernst Bloch dans un essai paru en 1938, « Der Nazi und das Unsägliche », en référence au fait, maintes fois souligné depuis, que le satiriste le plus virulent et le moins inhibé que l’on puisse imaginer, le « Swift autrichien » en quelque sorte, et le critique social et culturel dont l’intervention était justement la plus demandée et la plus attendue, serait resté muet en présence du phénomène Hitler.

Dans sa biographie de Kraus, Friedrich Rothe n’exagère sans doute pas quand il remarque qu’encore aujourd’hui, pour l’Allemand informé ou qui, en tout cas, croit l’être, Kraus reste avant tout l’auteur qui n’a rien trouvé à dire sur Hitler et il soulève une question qui est effectivement cruciale quand il se demande « Comment en est-on arrivé au point que son ‘silence », après 1933, même aujourd’hui, fascine encore plus que les écrits qu’il a rédigés à cette époque…

Le jugement de Bloche fait partie de ceux qui pouvaient, à la rigueur, être formulés deux ans après la mort de Kraus, par des gens qui s’en seraient tenus au poème de dix vers, « Hüben und Drüben », qui ouvrait le cahier d’octobre 1932 du Fackel. A condition bien sûr s’oublier un bon nombre de choses qu’il a écrites ensuite ; et également, même si l’on a tendance à perdre un peu de vue cet aspect, de choses tout à fait décisives et même définitives qu’il avait écrites avant. Il n’avait, en effet, rien dissimulé, depuis le début, du mépris qu’il éprouvait pour les « hommes de la croix gammée » sur lesquels il s’exprime dans « Grubenhund und Hakenkreuz » sans aucune ambiguïté.

La bêtise et l’inculture d’un journal comme le Völkischer Beobachter, l’organe de Hitler, l’avaient amené, en tout cas, à remarquer que des procédés qui sont appropriés quand on a affaire à des journaux comme la Neue Freie Presse ne le sont plus du tout dans son cas : « Qu’on laisse aux hommes de la croix gammée la littérature comme ils la voient, et le canular bien compris, qui ne pourrait plus rien ajouter, ne pourrait s’en prendre au publicisme völkisch que là où, pour dévoiler l’image d’ensemble, il entend l’atteindre dans sa  bêtise politique la plus intime. Une race d’hommes dont on doit s’étonner que pour sa propagation elle puisse se servir du progrès de la rotative et ne se contente pas de la transmission par les inscriptions de pissotières ne vaut rien comme victime d’une mystification en matière d’histoire littéraire. »

Même lorsqu’il fait paraître, en juillet 1934, le cahier de 315 pages intitulé « Warum Die Fackel nicht erscheint », « Pourquoi la Fackel ne paraît pas », un bon nombre de lecteurs mal disposés à son égard et également de gens qui étaient en principe ses amis ne sont guère allés au-delà de la phrase lapidaire : « Mir fällt zu Hitler nichts ein », « Rien ne me vient à propos d’Hitler », qui est présentée comme étant celle qui aurait constitué le début le plus approprié pour « un traité plus demandé et allant immédiatement in media res » et qui est effectivement celle par laquelle commence le manuscrit de la Troisième nuit de Walpurgis. Il est vrai que, si la position de l’auteur semble rétrospectivement tout à fait claire, il ne s’est pas précisément comporté, sur le moment, d’une façon susceptible de le rendre compréhensible pour ses lecteurs.

Comme le dit Hans Wiegel : « Dans la mesure où, en 1933, il avait écrit et préparé comme cahier 888-907 son grand texte sur la Troisième nuit de Walpurgis, mais l’avait ensuite retiré, et où déjà ce texte, dont les dimensions étaient celles d’un gros volume, justifiait l’énoncé. « Rien ne me vient à l’esprit à propos de Hitler », il faisait allusion à nouveau, dans le texte postérieur qu’il n’a pas retiré, au texte antérieur retiré dont il citait des extraits, et il expliquait par conséquent dans une Fackel qui était parue pour expliquer pourquoi la Fackel ne paraissait pas, des fragments d’une Fackel qui n’était pas parue, pour expliquer pourquoi celle-ci n’était pas parue. »

Au nombre des raisons qui ont motivé la décision finale de retirer le texte figurent la volonté de Kraus de ne pas mettre en danger, par des actions polémiques dont l’utilité ne lui paraissait pas démontrée et qui lui semblait même de plus en plus douteuse, la vie d’êtres humains qui vouaient être soupçonnés de faire partie de ses disciples et aussi peut-être la nouvelle du meurtre de Theodor Lessing à Marienbad en Tchécoslovaquie, le 31 août 1933…

On a interprété le plus souvent la phrase « Mir fällt zu Hitler nichts ein » à peu près comme si elle voulait dire que son auteur ne trouvait rien, ni du point de vue moral ou politique, à reprocher à Hitler. Kraus cherchait plutôt à avertir ceux qui exigeaient qu’il parle que la réalité avait désormais atteint des dimensions telles qu’elle ne laisse plus aucune place à l’imagination satirique et donc, aucun travail à réaliser, pour quelqu’un comme lui : « Il règne une entente mystérieuse entre les choses qui sont et leur négateur : elles instaurent de façon autarcique la satire, et le matériau a si complètement la forme que je devais autrefois lui procurer pour le rendre transmissible, croyable et pourtant incroyable, qu’il n’a plus besoin de moi et que rien ne me vient plus à l’esprit à son sujet. »

« Mir fällt zu Hitler nichts ein » était surtout une façon de se montrer si possible, un peu plus modeste que les gens diserts qui s’exprimaient au même moment : « Si vous leur dites que rien ne vous est venu à l’esprit, c’est naturellement une hyperbole, on veut dire par là uniquement que l’on considère sa parole comme insuffisante, parce qu’il vous est venu à l’esprit simplement plus de choses qu’à eux et parce que — on est à nouveau à ce point modeste —, ce genre de chose a une valeur pratique encore plus réduite. »

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