Souvenirs du futur


Ill. : Joë Bousquet par Hans Bellmer.
Source : Demain est écrit : le cas Joë Bousquet (2), par Pierre Bayard, éditions de Minuit, collection Paradoxe. 

La conception du double qu’avait Bousquet, celui qu’il appelait « notre frère d’ombre » et avec lequel il vivait effectivement puisque l’ombre était une partie de lui, fait qu’il ne voyait pas dans la mort une véritable fin, faute peut-être que la fin qui lui était offerte fût elle-même totale et pleine. Ainsi pourrait-on dire, sur le modèle de la relation androgynale mais en la dépassant, que nous ne sommes jamais complètement au monde, puisque déjà dédoublés selon deux existences parallèles, pas plus que nous n’en sortirons complètement. Suite à un catharisme dont Bousquet donnait une interprétation très libre, il poussait très loin une conception dualiste de l’être faisant de la mort une transition. 

Tout aussi surprenante est la conception que Bousquet propose du langage. Selon lui, un autre agit en nous à tout moment, qui nous domine de toutes parts, et que notre langage exprime à notre place, quand nous parlons. Ainsi conçu, le langage n’est pas tant un moyen d’exister que de se nier soi-même en transgressant ses propres limites, et en atteignant Celui que le langage révèle et qui nous dépasse infiniment… 

Bousquet allait très loin dans ce sens d’une pensée de l’Être puisqu’il lui arrivait de considérer que nous participons tous du rêve d’un Dieu, la mort consistant à remonter à la place du rêveur. Tous ces énoncés sur le langage relèvent à la fois d’un lacanisme avant la lettre : le langage qui parle l’être et possède une consistance propre antérieure à la pensée, le sujet comme sujet du langage, etc. Mais il s’agit aussi d’une métaphysique assez incompréhensible. Celle-ci vise à modifier conjointement les notions de destin et de temps, pour produire une élaboration de l’événement primordial de la blessure qui tendrait à son annulation pure et simple. 

Si le langage donne l’être, alors, il n’exprime pas les événements, mais il les constitue comme tels, et nous ne rejoignons véritablement l’événement pour nous y inscrire et devenir nous-mêmes que par le langage qui en donne le sens. Peu à peu, dans cette ligne de pensée, l’idée d’une diachronie stricte, sur laquelle repose notre conception du temps, se trouve entièrement perturbée. Ce qui s’est passé doit avoir un sens, sous peine de ne pas être : or, ce sens est donné par la finalité de l’événement, c’est-à-dire par ce qui suivra. 

Tout ordre chronologique est alors transformé : le destin apparaît comme préfiguré et le temps éliminé, chaque instant portant en portant la marque annonciatrice. La blessure est antérieure à la blessure. L’accident de Vailly ne fait qu’exprimer des blessures plus anciennes qui en étaient la préparation. L'accident n’est donc pas un accident. Mais cette blessure même n’existe que par les sens qu’elle suscite ensuite et qui en donnent alors la vérité, lui permettant d’arriver à sa place. Une telle rupture avec les formes du temps organisé fait qu’il devient possible d’avoir des souvenirs du futur comme des prémonitions du passé. Cette élaboration temporelle de la blessure revient à l’inscrire dans un réseau complexe de déterminations intemporelles qui déplace nos représentations habituelles d’une succession linéaire, et à comprendre qu’elle était prévue de tout temps, de même que Bousquet, depuis toujours s’achemine vers elle. 

L’événement existe avant l’événement. Certains témoins eurent cette impression, devant la mort sereine de Bousquet en 1950, telle Henriette Patau, qui déclara qu’on eût dit « que la balle qui devait le tuer à vingt ans ne l’avait atteint qu’à cette minute », comme si le poète, ayant déjà vécu une fois ce qui se produisait, ne pouvait en ressentir de surprise, ni même de souffrance. Ainsi Bousquet avait-il mis trente-deux ans à venir à la rencontre de sa blessure et à la rendre naturelle, à réussir à l’écrire, permettant à l’événement d’advenir.

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