Glam zum Tode


Ill. : Elsa Martinelli, alias Hilda dans Le Procès d'Orson Welles.
Source : Demain est écrit, par Pierre Bayard, éditions de Minuit, collection Paradoxe. 

Sans aller jusqu’à une identification indiscutable de la femme qui aurait rendu l’écrivain heureux, il n’est pas impossible de donner un certain nombre d’informations la concernant qui pourraient servir de base à une prolongation de la biographie de Kafka après sa mort. 

Là intervient le tout dernier texte de Kafka, « Joséphine la cantatrice. » Nouvelle étrange, dont la narratrice est une souris parlant au nom du peuple des souris, et présentant une héroïne de ce peuple, la cantatrice Joséphine. On peut certes, comme cela a été fait, voir dans la description de cette cantatrice une image de l’écrivain, d’autant que de nombreux traits de son art font penser à l’écriture. 

Mais c’est là, une fois de plus, limiter l’écriture à l’expression de ce qui s’est passé, au détriment de sa fonction d’annonce. Ce portrait de Joséphine peut tout à fait se lire autrement, comme la représentation d’une femme à venir, artiste comme Kafka, fragile comme lui, et susceptible par cette proximité même de s’entendre avec lui. Car ce qui se dessine à travers ce portrait de Joséphine est une image réconciliée de la féminité, comme si l’écriture préparait l’écrivain à accueillir son double dans le réel. 

Ce serait donc, dans cette perspective, une femme artiste, chanteuse, peut-être, mais tout aussi bien écrivain, ou peintre, qui aurait attendu Kafka. Peut-on en savoir encore plus ? La confrontation de Dora Diamant et de l’héroïne du Château permet de nous faire une idée assez précise du physique de la jeune femme. Elle était mince, petite et brune. Comme Pepi, probablement dans un des nombreux cafés de Prague. 

Sur les lieux mêmes de la rencontre, nous ne sommes pas non plus sans informations. Kafka, qui a beaucoup changé de lieu d’habitation dans Prague, ne s’éloigne jamais de la vieille ville, habitant le plus souvent chez sa sœur, Ottla. On peut dont imaginer que c’est dans une rue située entre la vieille ville et le quartier juif, Dlouha Kozi, par exemple, que la rencontre aurait dû avoir lieu. Quand vous êtes une jeune femme pleine de vie et qu’il ne vous reste qu’une quinzaine d’années à vivre avant de voir emportés dans le gouffre de l’Histoire universelle l’ensemble de votre famille et de vos amis, et d’y succomber vous-mêmes, il est impossible d’attendre éternellement, fût-il promis à un illustre destin littéraire, un homme qui ne vient pas à son premier rendez-vous. 

Aussi la mince silhouette brune qui s’était adossée à un mur à l’entrée de Tynskya Ulicka perdit-elle patience au bout de deux heures et, alors que le soleil couchant illuminait de rouge la forêt de clochers de la Vieille Ville, elle jeta un dernier regard vers la rue où Kafka ne se décidait pas à apparaître et, s’apprêtant à remonter vers le Château, elle tourna les talons.

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