Source : Entretiens avec Jean Baudrillard (1968-2008), éditions Presses Universitaires de France.
Si je parle, c’est forcément de quelque part. Je veux dire : j’ai des racines. Forcément, pour être radical, il faut des racines, mais ce ne sont pas des racines idéologiques…
Bernard-Henri Lévy est allé faire une émission de télévision à Sarajevo, au moment des pires bombardements, et il interrogé une femme qui était bibliothécaire et qui lui a dit : « J’aimerais que Baudrillard soit là pour voir ce qu’il en est de la transparence du mal. » Bien entendu, c’était me faire beaucoup d’honneur, parce que précisément, moi, je parlais plutôt de la transparence du mal dans un univers qui se veut finalement un nouvel ordre mondial d’où le mal, en principe, doit être expurgé.
Nous autres, nous sommes dans une virtualité du bien, de la positivité. Alors qu’au contraire, dans un monde comme celui-là, le mal transparaît partout… Le mal, ce n’est pas ce à travers quoi on voit, mais plutôt ce qui regarde à travers tout, qui passe à travers tout, ce qui passe à travers le bien aussi. A ce moment-là, il y a une conversion perverse de tous les efforts positifs, de toutes les constructions politiques qui, finalement, tourne tout en mal.
Le mal, je le n’entends pas exactement au sens de « malheur », de « souffrance. » Je l’entends plutôt comme cette négativité, ce caractère diabolique des choses, cette façon qu’ont toutes les choses de se reverser en leur contraire, de n’atteindre jamais leur finalité, ou même de la dépasser, de devenir, à ce moment-là, monstrueuses. Une bonne part de la monstruosité, dans notre banalité, vient de là : tous les phénomènes deviennent extrêmes. Ils prennent tous, grâce à cette diffusion mondiale, grâce à nos moyens, à notre progrès, à nos sciences une dimension incontrôlable.
Le mal, je l’entends comme forme. Pas au niveau de la douleur, auquel cas je n’ai rien à en dire, pas plus que personne d’autre, sauf au point de vue moral, mais cela, je veux l’écarter. Pas en le mettant entre parenthèses, mais en le relativisant… Cela ne veut pas dire que tout ça me soit indifférent non plus… mais je crois que le devoir presque stoïcien, s’il y en a un, c’est celui non pas de le sublimer, non pas de l’abstraire, non pas de le distancer, mais d’arriver à dire : « C’est la règle du jeu et je joue avec ça. »
Garder l’ultime possibilité ironique, peut-être est-ce cela l’ironie de l’histoire. Parce que le malheur, l’obsession du malheur, l’obsession thérapeutique d’expurger le mal ne peuvent constituer le dernier mot de l’histoire. Je ne peux rien dire d’autre, et c’est vrai que cela peut devenir un chef d’accusation très grave
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