« En Pologne, c’est-à-dire nulle part »


Pris sur Berditchev.org. Les multiples vies de Joseph Conrad par John Stape, traduction de l’anglais par Nedotykomka. 

« Balzac s’est marié à Berditchev. Il faut que je le note. Balzac s’est marié à Berditchev. » Dans Les Trois sœurs de Tchekhov, Tcheboutykine, préfigurateur du théâtre de l’absurde, découvre ce fait méconnu en lisant le journal. A quelques centaines de kilomètres au sud-est de Kiev, dans la partie occidentale de l’Ukraine, Berditchev était en 1850 l’endroit le plus inattendu pour la cérémonie de mariage du père du roman réaliste français. Mais c’était un lieu de naissance encore plus improbable pour Józef Teodor Konrad Korzeniowski, plus tard connu sous le nom de Joseph Conrad, qui y vit le jour le mardi 3 décembre 1857, dans une famille arborant le blason Nałęcz, un des plus anciens de la noblesse polonaise. Toutefois, comme en Espagne le titre de « don », un titre nobiliaire n’impliquait pas nécessairement de possession matérielle, ni de privilège : il n’existait pour ainsi dire pas de différence entre la bourgeoisie et l’aristocratie polonaise. 

Longtemps après, lorsque Conrad serait devenu un prolifique auteur anglais, il s’en étonnerait lui-même : « Dois-je commencer par mon lieu et date de naissance ? Cet endroit est tellement retiré qu’il en perd toute signification. » Au milieu du 19e siècle, la population de Berditchev comptait environ 50.000 âmes. En 1847, lorsque Balzac, faisait route vers le domaine de Wierzchownia où l’attendait sa bien-aimée comtesse Hanska, qu’il devait épouser trois ans plus tard, il eut l'occasion d'observer les petites maisons et les trouva « d’une saleté de porcherie, comme si elles dansaient la polka. » Plus tard, une fausse note colorerait plus défavorablement encore ses souvenirs : une douzaine de juifs s’étaient attroupés pour palper sa montre de gousset dont la chaîne était en or et le romancier les repoussa à coups de canne. 

Polonaise depuis le 16e siècle, Berditchev tomba aux mains de la Russie, après la troisième partition de 1795. Il y régnait déjà une diversité ethnique et linguistique caractéristique des centres commerciaux de l’Europe de l’Est, mais Berditchev était à quatre-vingt pourcents juive, pourvue d’une riche tradition hassidique, ainsi que de comptoirs connus à travers toute l’Ukraine. Le reste de la population se composait de la Szlachta, l’aristocratie polonaise, de religion catholique romaine, mais aussi de Ruthéniens, c’est-à-dire d’Ukrainiens orthodoxes, s’exprimant en russe, principalement des paysans. Ces communautés vivaient l’une à côté des autres sans trop se fréquenter, pratiquaient leur propre culte, parlaient leur propre langue en maintenant leurs identités respectives au prix parfois d’antagonismes violents. 

A l’époque de la naissance de Conrad, soit après soixante années d’occupation russe, les Polonais représentaient une minorité ethnique, fermement attachée à son passé et à son héritage culturel et linguistique. Le père de Conrad faisait partie des révolutionnaires qui espéraient qu’un jour la Pologne se reconstitue et retrouve son indépendance. Les parents de Joseph Conrad, des deux côtés de sa famille, étaient d’authentiques Polonais dont la généalogie remontait à plus de deux siècles et bien que Conrad se soit toujours lui-même défini comme Polonais, il ne s’agissait pas à l’époque d’une identité politique, mais bien ethno-linguistique. D’autre part, si Joseph Conrad passa la majeure partie de son enfance et de son adolescence sur un territoire qui correspond aujourd’hui à celui de l’Ukraine, Berditchev appartint jusqu’en 1919 à l’Empire russe. De sorte que lorsque Conrad adopta la nationalité britannique, il était encore sujet du tsar et sa sphère d’influence restait l’empire austro-hongrois, sans qu’on puisse parler en ce temps-là de Pologne, le pays étant absent des cartes européennes. 

Les origines de Conrad, dans cette ville majoritairement juive, donnèrent à penser qu’il était lui-même juif, ce qu’il démentit toujours, sans aucune trace d’antisémitisme. « Si j’avais été israélite, je n’aurais jamais songé à renier une race qui joua un rôle aussi déterminant dans l’histoire religieuse de l’humanité. » D’autre part, il semble qu’il ait peu vécu à Berditchev ; ses parents s’en étaient rapidement éloignés, mais il subsiste des zones d’ombre sur l’endroit exact de sa naissance. Son certificat de naissance se contente d’indiquer le lieu de baptême, ou plutôt de ses deux baptêmes successifs, le premier lors d’une cérémonie privée à Jytomir, une bourgade proche, où officia un prêtre de l’Ordre des Carmélites du monastère de Berditchev et le second baptême à Berditchev même, dans l’église locale. Ces deux cérémonies s’expliquent probablement par le taux de mortalité infantile élevé. Lorsque Conrad remplit les documents de naturalisation britannique, il nota Jytomir comme lieu de naissance et ses biographes rectifièrent tantôt Ivancki ou Terechowa, respectivement au sud-est et au sud de Berditchev. En tout cas, le mystère persiste et peut-être faut-il y voir une raison cachée au sentiment de marginalité et de non-appartenance qui accompagna Conrad toute sa vie. 

Les ancêtres paternels de Conrad n’avaient rien de littéraires, mais provenaient d’un robuste milieu paysan. Du côté maternel, on trouve des notables de province. Vers la fin du 18e siècle, son arrière-grand-père paternel, Stanislaw Korzeniowski épousa Helena Choinska qui lui donna six enfants, le premier peu avant 1793 et le dernier en 1809. Le nom de cet ancêtre signifie « quelqu’un de Korzeniów ou de Korzeniew. » Un toponyme assez courant, de sorte qu’on ignore de quel lieu il s’agit exactement. La lignée maternelle de Conrad n’a pas été plus explorée, nous savons juste que son arrière-grand-père de ce côté, Stanislaw Bobrowski, eut quatre enfants entre 1790 et 1796, année de sa mort, soit un an après la troisième partition de la Pologne et trois ans après l’exécution de Louis XVI. 

Bien qu’éloignés dans le temps, ces deux événements eurent un impact sur la vie de Conrad. L’agonise politique de la Pologne se prolongea, au 18e siècle, si on exclut la Turquie de l’Europe, la Pologne passait alors pour l’homme malade du continent, « une source de plaisanteries pour tous ceux qui croient au progrès et à l’efficacité des gouvernements. » Les partitions successives de 1772, 1793 et 1795 livrèrent le pays au pillage avant d’être découpé entre ses voraces voisins, l’Autriche, la Prusse, la Russie — à partir de 1795, il faudrait encore attendre presque deux siècles, soit le Traité de Versailles de 1919, pour que la Pologne reprenne sa place parmi les nations européennes. 

Cette série de divisions entraîna des rivalités géopolitiques dont la complexité excède notre propos ; en résumé, la Pologne était un pays fantôme dont le peuple obéissait à des puissances étrangères. Le Tsar y imposa une sévère politique de russification, au prix de nombreuses résistances. Des insurrections éclatèrent régulièrement, entre autres en 1830 et en 1863, malgré l’avantage numérique et matériel des forces russes. Le climat révolutionnaire qui régnait alors en France compliqua la situation ; de nombreux Polonais avaient jadis placé leurs espoirs en Napoléon et comme beaucoup d’aristocrates, Joseph Conrad était un fervent francophile qui plaidait pour une alliance entre les deux peuples contre ce qu’il appelait « la barbarie slavo-tatare », autrement dit, la Russie. 

Dans ses souvenirs, Conrad évoque son grand-oncle-maternel de Conrad Mikolaj Bobrowski (1792-1864), personnage haut en couleurs, croyait fermement en l’appui que Napoléon fit cyniquement miroiter auprès des Polonais. En échange de leur participation aux guerres de l’Empire, ceux-ci seraient remerciés par l’indépendance de leur pays. A la Bataille de Somosierra (1808), pendant la guerre d’Espagne, les Polonais perdirent les deux-tiers de leur cavalerie, puis, lorsque Napoléon décida de restaurer l’esclavage à Haïti, il y expédia un contingent polonais pour combattre Toussaint L’Ouverture. Les Polonais qui ne succombèrent pas aux combats, périrent de malaria et sur les six mille, six cents seulement survécurent, la plupart se marièrent avec des indigènes et vécurent sur place. Malgré tout, le soutien des Polonais à Napoléon demeura indéfectible ; des contingents l’accompagnèrent pendant les Cent-Jours, le suivant jusque sur l’île d’Elbe. 

Et c’est ainsi qu’à l’âge de 16 ans, l’idéaliste Mikolaj Bobrowski rejoignit la Grande Armée en 1808 dans laquelle il obtint le grade de sous-lieutenant, puis de capitaine, jusqu’à la fatidique année 1814, qui marque à la fois la défaite et l’exil de Napoléon sur l’île d’Elbe. Bobrowski servit avec courage et reçut le titre de Chevalier de la Légion d’honneur, ainsi que la plus haute distinction polonaise l’Ordre Virturi Militari. Il participa aux combats sous le commandement du Maréchal Marmont, duc de Raguse et se distingua lors de la cruciale bataille de Leipzig (1813) où il fut le dernier homme à tenir le pont qui franchissait l’Elster avant la destruction de celui-ci. 

La dévotion que Bobrowski conserva tout au long de sa vie pour l’Empereur des Français inspira peut-être Conrad pour sa longue nouvelle Le Duel. L’idéalisme de jeunesse de Borowski survécut même à la retrait de Moscou, à travers les froides et ténébreuses forêts, la faim et la mort qui rôdait partout. D’après l’histoire familiale, Borowski dut manger du chien pour survivre. L’anecdote trouve un répondant un siècle plus tard chez son petit-neveu : 

« Le chien s’élança en aboyant, puis s’effondra, mort. D’après ce que je compris, sa tête devait être tranchée d’un seul coup ; plus tard, au fond des bois, à la lueur d’un foyer, dans la sinistre solitude d’un abri enseveli sous la neige, je compris pourquoi la pauvre bête avait été choisie. Le chien n’était pas efflanqué, au contraire… il semblait maladivement gras et sa peau se dénudait par plaques, lui conférant un aspect désagréable. Mais ils ne l’avaient pas tué pour une question de fourrure… Il était gras… On l’a mangé… Le reste est silence. »

Manger le chien galeux. L’incident devient une métaphore à la fois du démembrement e la Pologne et de l’orgueil ravalé des Polonais, humiliés, qui furent près de 100.000 braves à se jeter à la suite de Napoléon. Le point de vue de Conrad lui-même demeure flou : il considérait évidemment la partition comme une injustice, mais il rechignait à en rejeter la responsabilité sur l’aristocratie tout en espérant que les Polonais reprendraient le combat. Conrad ne s’engagea concrètement jamais, mais nourrissait en son for intérieur de grandes espérances pour son peuple. De leur côté, ceux qui participèrent à l’épopée napoléonienne connaissaient parfaitement le prix de la liberté. 

Bien que cela soit moins sûr, le grand-père paternel de Conrad, Teodor Korzeniowski servit dans sa jeunesse sous les drapeaux du Grand Duché de Varsocie, un Etat-fantoche créé par Napoléon et participa à la bataille de Raszyn contre l’Autriche (1809) La fondation du Grand Duché de Varsovie semblait prouver les intentions favorables de l’Empereur envers les Polonais, mais le rêve fut de courte durée : la Grande Armée recula avant de se débander complètement. Jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, l’indépendance de la Pologne demeurerait une utopie et le martyr ferait partie intégrante de l’identité nationale. Peu après la naissance de Conrad, un groupe de prêtres se baptisa « Clergé Catholique du Royaume de Pologne » et affirma le catholicisme comme religion nationale. 

« L’église souffrante de Pologne » allait devenir une force politique agissante, bien que sans recevoir beaucoup d’aide du Vatican qui ne s’opposa jamais directement au tsarisme. En territoire sous occupation russe, les sermons devaient se soumettre à l’inspection de la censure et les hymnes patriotiques étaient interdits ; l’église catholique de Pologne se voyait même dirigée par un membre du clergé orthodoxe. Le « messianisme polonais » de la génération romantique naquit sur ces ruines. Théorisé par le poète Adam Mickiewicz, lui-même exilé à Paris, ce courant philosophique, littéraire et mystique, connut un vaste déploiement après l’écrasement de l’insurrection de novembre 1830. 

Lorsqu’il quitta l’armée polonaise en 1820, Teodor Korzeniowski vendit ses propriétés pour vivre sur le domaine de sa femme ; la même année vit la naissance de son fils Apollo, mais la cause nationale passait avant le bien-être familial. Le domaine fut réquisitionné par les révolutionnaires, une perte qui le rapprocha des Bobrowski. Józef Bobrowski et Teofila Biberstejn-Pilchowska, eux-mêmes propriétaires terriens, avaient huit enfants. Apollo tomba amoureux de l’aînée, Ewa, née en 1832. D’après Conrad, Józef Bobrowski désapprouvait cette idylle qui commença vers 1847. En dépit de cette hostilité, l’histoire d’amour se prolongea en mariage, le 4 mai 1856 à Oratów, propriété des Bobrowski. 

L’opposition du père Bobrowski au mariage s’expliquait par des raisons purement économiques. La situation des Korzeniowski était incertaine et Józef Bobrowski aurait souhaité un meilleur parti pour sa fille. Après avoir terminé des études dans la ville marchande de Jytomyr, capitale du district de Volhynie, Apollo se rendit à Saint-Pétersbourg où, entre 1840 et 1846, il étudia le droit et les langues étrangères, sans pour autant obtenir de diplôme. Selon le témoignage de ceux qui le connurent, le père de Joseph Conrad avait un tempérament difficile : sarcastique, opiniâtre et farouche. Pourtant, il dut plaire à Ewa Bobrowska qui lui resta fidèle toute sa vie. 

Les photos nous présente un homme trapu, pas très costaud, mais extrêmement barbu et à la coiffure échevelée : son regard fixe l’objectif avec un mélange de défi et de sévérité qui exprime le sens de l’honneur, vertu fondamentale du 19e siècle. L’homme que nous discernons sur ce cliché nous apparaît presque comme un animal indompté, aux aguets, prêt à bondir. Une autre photo, plus tardive, où il arbore une barbe noire soignée et une moustache finement taillée, confirme cette impression de profonde rigueur.

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