Pour qui écrit-on ? Il faut déplacer la question. Sur qui écrit-on ? Sur les morts, une épitaphe. « On vous jette enfin de la terre sur la tête et voilà pour jamais. » La terre est creuse et moi, j’écris dans le tas. A défaut de déplacer la question, on peut toujours déplacer le questionneur.
Les Français ne peuvent pas comprendre, bien qu’il n’y ait entre nous que l’épaisseur d’un mur psychiatrique. « Vous êtes nombreux là-dedans ? » A l’inverse, les belgicains devinent où mènent ces pirouettes, ces figures de style au-dessous du volcan. Ils entrevoient l’issue de secours qui se dessine en négatif, ils n’ont qu’une idée en tête — parce que leur tête est creuse aussi, bien sûr — me piétiner le rhizome, me fourrer au fond d’un trou de mémoire, comme une taupe, un vilain lapsus rattachiste.
Je parle aux murs, en mode Lacan, ce psychanalyste venu de l’Action française. J’aimais plutôt bien Lacan, l’excommunié, le maître du miroir, avec ses mathèmes à l’emporte-pièce, ses rubans qu’il entortillait à la manière d’un prestidigitateur pour prouver l’infinie réversibilité de tout. L’avantage de Lacan sur les autres psychanalystes, c’est qu’il cherchait à être le plus incompréhensible ; peu avant sa mort, il a fini par contre-transférer, il a reconnu que ce n’était que poudre aux yeux, poudre de projection, perlimpinpin, chacun pouvait y voir Œdipe à sa porte, méconnaissable.
« L’inconscient est structuré comme un langage », comme un calembour universel qui n’a pas de chute et qui se déroule en anneau de Möbius. Le mur s’effrite. Marabout de ficelle. Ce Lacan était-il un peu belge sur les bords ? Parfois, il ne suffit pas de longer les surfaces. Il faut savoir les défoncer. Un peu comme lorsque Daerden exhibait sa façade vitreuse chez Arthur et que Bruno Gaccio déclarait : « J’ai envie de lui mettre un coup de boule. » Guignol’s band. Boule de gomme. Quand tout le monde aime papa, les noms dupes errent.
J’habite une blague et c’est pas drôle. Belge, notre soi-disant nom de famille, ne rime avec rien, hormis peut-être avec orphelin ; c’est pourquoi cette horde primitive multiplie les jeux de mots préhistoriques. Parce que leur non belge — leur « eux » muet, leur absence de peuple —, ne trouve aucune résonance, ils font comme si tous les autres noms consonaient, sonnaient vides comme une cache, une poche, une blague, et ils appellent ça leur totem ; l’humour gras au fond Dutroux, cette horrible chose, bouche cousue, pleine de terre, qui ne se laisse pas dire et qui s’épuise en marches blanches, bêtes et nulles.
Un totem, c’est toujours dur, pour durer, bien induré, mais les Wallons « on rentre dedans comme dans du beurre », comme dans une hallucination, un retour de réel — car le réel, pour Lacan, c’est ce qui échappe au langage, quand votre signifiant fuit de partout. Wallon : « vieux terme germanique désignant celui qui n’est pas un germain. » Tout le monde aime les Germains. Si les Germains n’étaient pas là. Germains et nous ? Nous sommes tous des étrangers, donc personne n’est wallon, donc tout le monde est belge. Ceci n’est pas une hallucination, mon signifiant compte pour du beurre.
Je sourds, donc je fuis… Il vaut mieux entendre ça que d’être belge. Où allons-nous ? En France. Là, plus je m’ouvre comme Wallon — comme un trou, comme un sous-sol, comme un corps caverneux qui fait écho —, moins les Français l’entendent, ma lettre morte : « Ainsi donc, vous êtes belge… de Bruxelles ? » et lorsque les Français croisent un Flamand, ils scotomisent en boucle : « Ainsi donc, vous êtes Flamand… de France ? »
Si les deux faces du ruban ne trouvent pas de point de jonction, c’est parce qu’il n’y a qu’une seule face et apparemment, ni vous ni moi ne tournons dessus. Là, quand ? Nulle part, jamais. Tout homme, prisonnier du cercle de son nom. Wallonie, on nie.
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