Arrêt de mort


Source : Demain est écrit : le cas Joë Bousquet (1), par Pierre Bayard, éditions de Minuit, collection Paradoxe. 

Le 27 mai 1918, sur les hauteurs de Vailly, dans l’Aisne, le lieutenant Joë Bousquet reçoit l’ordre de se porter avec ses hommes au secours de deux compagnies engagées dans une contre-attaque. Le paysage est fait de terres dévastées sur lesquelles la mort avance et reflue depuis des mois. Des avions allemands tournent dans le ciel qui a pris une couleur de cendre, tandis que des villages brûlent au loin. Sur les crêtes qui ferment l’horizon, on voit les lignes convergentes des colonnes ennemies qui descendent vers la vallée où le choc va se produire. Un soldat à cheval rejoint le groupe pour lui transmettre l’ordre de tenir coûte que coûte. 

En effet, Bousquet forme désormais avec ses hommes la première ligne de défense, les compagnies qu’ils venaient secourir s’étaient repliées. Les Français ouvrent le feu sur les Allemands qui progressent maintenant dans leur direction et entreprennent de les cerner en avançant de trois côtés à la fois. Les Allemands sont quarante fois plus nombreux qu’eux et couverts par un feu d’artillerie très violent qui, inexorablement, blesse et tue les soldats de Bousquet. Ceux-ci, peu à peu, se lèvent pour s’enfuir et Bousquet doit les ramener de force dans le fossé où il a organisé une position de fortune. Mais il a aussi compris que tout était fini et il reste debout. 

A quoi pense-t-on quand on s’est à ce point approché de la fin que l’on pourrait imaginer que la balle qui va vous tuer vient à l’instant de partir ? De toutes les images qui défilent, quelles sont celles qui insistent au point d’être les dernières ? Est-ce l’enfance, avec le plus anciens des souvenirs, cette phrase prononcée à trois ans, pendant une fièvre, à l’adresse d’un oncle : « Laisse-moi mourir, je ne veux pas que tu me guérisses, il ne faut pas que je vive. » Mots qui s’enchaînent avec le plus récent, et la volonté d’en finir, après une aventure sentimentale vécue à Béziers, en ce début d’année 1918, avec une femme dont Bousquet porte une lettre sur la poitrine. A l’heure décisive où tous les fils se croisent, Bousquet, debout, forme une cible d’autant plus idéale pour les Allemands qu’il a mis aux pieds des bottes roues, de peur sans doute que le destin ne frappe le soldat d’à côté. Et la balle, de fait, l’atteint en pleine poitrine, à deux doigts de l’épaule droite, traversant obliquement ses poumons et la partie avant du corps vertébral. Il est mort. 

Non pas mort, certes, au sens où la vie se serait arrêtée, mais au sens où la séparation entre la vie et la mort a perdu pour lui toute signification. La balle qui va l’atteindre ne le tue pas mais l’épargne au prix d’un détour mystérieux dans un temps, comme immobilisé, puisque la vie se trouve suspendue entre la mort qui vient d’être donnée et celle qui est constamment sur le point de survenir. Toute l’écriture de Bousquet, qui survivra trente ans, paralysé, à la blessure de Vailly, se joue dans ce suspens entre la mort et la mort, dans l’intervalle d’une vie momentanément prolongée, dont elle est vouée désormais à dire le caractère menacé.

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