Scientologie : une mystique à la petite cuillère par Albert Wu et Michelle Kuo, traduction de l’anglais et notes par Nedotykomka, tous droits réservés.
Les sectes sont les couveuses de nos démocraties froides — Peter Sloterdijk, in. Essai d'intoxication volontaire.
Après avoir terminé Anna Karénine (1877), Léon Tolstoï se détourna de la littérature pour créer une nouvelle religion inspirée du Sermon sur la Montagne : il fallait abandonner la propriété privée, vivre des fruits de son travail, rejeter l’Etat et ses institutions, l’église orthodoxe russe, la police, l’armée, les lois, comme autant de sources d’oppression. Selon la formule de William Nickel, un de ses biographes américains : « Tolstoï devenait une épine dans la chair de la Russie à mesure que son enseignement touchait un public puis international. Des colonies tolstoïennes apparurent en Afrique, en Amérique et, à la mort de l’écrivain en 1910, ils furent des milliers à assister à l’enterrement de leur prophète, dont Gandhi lui-même approuvait la doctrine. »
A présent, comparons ce destin à celui d’un autre écrivain prophète : Lafayette Ron Hubbard, fondateur de l’Eglise de Scientologie. A la fin de sa vie, Hubbard vivait reclus dans un autobus Blue Bird, dans son ranch de Creston, en Californie, un lieu tenu secret y compris pour ses disciples les plus proches ; Hubbard aurait même exigé qu’on lui construise une machine à suicide, au cas où. En fait, son déclin physique n’était connu que parmi les degrés les plus élevés de l’Eglise et seuls quelques-uns étaient autorisés à lui rendre visite. Sa propre femme se trouvait en prison et les procès s’accumulaient, y compris à l’échelle internationale. Au contraire de la mort de Tolstoï, celle de Hubbard s’accomplit dans le mystère et l’infamie.
Et pourtant, son culte lui survécut alors que les écoles tolstoïennes ne sont plus qu’un vague souvenir. Les chiffres d’adhésion à l’Eglise de Scientologie sont difficiles à établir : ils varieraient entre 30.000 à 8 millions — en revanche, sa richesse ne laisse aucun doute : un milliard de liquidités, un patrimoine immobilier de 12 millions de mètres carrés dans divers endroits huppés. Pourquoi Hubbard a-t-il réussi là où Tolstoï a échoué ?
Dans son enquête « Devenir Clair : la Scientologie, Hollywood et la prison de la foi », Lawrence Wright insiste sur le contexte : dans les années 50, les Etats-Unis et la Californie connaissaient une période « d’éveil spirituel » après le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale. Bien des familles souffraient encore d’une guerre qui avait sapé les fondements de la foi traditionnelle. « Ajoutez à cela la possibilité d’une apocalypse nucléaire, ainsi que d’innombrables personnes déplacées ou déclassées, prêtes à de nouvelles expériences, à de nouveaux modes de pensée et vous comprendrez pourquoi la Californie du Sud connut une prolifération d’écoles rosicruciennes, théosophiques, zoroastriennes, védantistes et autant de gourous prêts à attirer des disciples dans leur orbite excentrique. »
C’est dans cet environnement qu’apparut Lafayette Ronald Hubbard : né en 1911 à Tilden, dans le Nebraska, fils d’un officier de la marine. Son enfance et une bonne partie de sa vie demeurent mal connues car il travailla constamment à sa propre légende en révisant sa propre biographie. Selon ses incarnations successives, il aurait été un aimable philanthrope, un réalisateur malchanceux, un auteur de science-fiction et un vétéran de la Seconde Guerre mondiale, conflit au cours duquel il aurait été blessé au combat — des documents officiels prouvent le contraire — avant de devenir un charismatique chef de secte.
Evénement déclencheur : en 1938, alors qu’il subit une opération de routine chez don dentiste, Ron Hubbard aurait reçu une dose trop forte de gaz anesthésiant ; son cœur s’était arrêté de battre. Il aurait alors vécu une expérience de décorporation : sous forme d’esprit, il aurait erré jusqu’à un « gigantesque portail ornementé qui flottait au loin » où les secrets de l’univers lui auraient été révélés : « un brouillamini de tout ce qui avait jamais traversé le cerveau humain. » L’aventure lui inspira un bref ouvrage, « Excalibur », dans lequel le mystère de la destinée humaine se résume en une maxime a priori banale. « L’intégralité de la vie se déroule sous un seul et unique impératif : SURVIVRE »
Selon Lawrence Wright, aux alentours de 1947, Hubbard aurait rédigé des « mémoires secrets » intitulés « Affirmations » ou « Admissions. » Ces documents furent exhumés par l’archiviste de l’Eglise de Scientologie, un certain Gerald Armstrong, chargé de classer les documents du maître. A mesure qu’il progressait dans ses découvertes, Armstrong sentit sa foi vaciller : Hubbard n’était qu’un escroc. L’archiviste procéda à des copies qu’il transmit à son avocat avant d’être poursuivi par l’Eglise de Scientologie. Au cours de son procès, et malgré les menaces, Armstrong révéla les éléments qu’il avait découverts et qui ont depuis fuité sur la toile
Je suis capable d’écrire.
Mon esprit est toujours aussi clairvoyant.
La masturbation n’est ni un crime ni un péché.
Je ne veux plus souffrir d’ulcères.
Je crois en mes propres dieux et entités spirituelles.
Ma magie et mon pouvoir sont bien réels et puissants.
Les nombres 7, 25 et 16 ne me portent pas malchance et ne me sont pas mauvais.
Je ne suis pas quelqu’un de méprisable.
Mes ordres et mes paroles sont un feu qui s’infiltre dans chaque recoin de mon être et qui me rendront éternellement heureux, en bonne santé et plein de confiance.
« Si quelqu’un se répète de tels mantras, c’est précisément parce qu’il ressent le contraire » affirme Wright qui dresse un portrait sans concession du gourou. Jusque-là, de nombreux travaux présentaient Hubbard comme le modèle de l’esprit entrepreneurial américain. Dans son étude universitaire, « The Church of Scientology : a history of a new religion », Hugh Urban nous le décrit comme un « bricoleur, un capitaine d’industrie éclectique qui sut assembler un vaste puzzle où se mélangeait occultisme, philosophie, science-fiction, pour en tirer une synthèse unique et étonnamment réussie. »
Le chef-d’œuvre de Ron Hubbard s’intitule « La Dianétique : la puissance de la pensée sur le corps », (1950) un opus qui resta en tête des meilleures ventes du New York Times pendant 28 semaines, une espèce de guide New Age, dont certains chapitres chapitres parurent dans la revue de Science-Fiction Astounding. Son postulat est simple : l’esprit possède deux versants, l’analytique et le réactif. Ce dernier constitue un réservoir traumatique dont les peurs et les angoisses paralysent nos capacités d’analyse. Heureusement, par un processus « d’audition » et un « électropsychomètre » ou « E-mètre », le patient peut retrouver des « engrammes », responsables de ses blocages et « devenir clair. »
La dianétique toucha non seulement le grand public, mais aussi des personnalités comme William S. Burroughs, Aldous Huxley ou le rédacteur en chef John W. Campbell. Bientôt des centaines de clubs apparurent aux Etats-Unis et en Angleterre, malgré un accueil plutôt frais de la communauté scientifique. Le prix Nobel de Physique I.I. Rabi déclara : « Ce livre contient plus d’effets d’annonce que de preuves concrète que n’importe quelle autre publication depuis l’invention de l’imprimerie. » Entre pataphysique et métaphysique, il n’y a qu’un préfixe. Deux ans après cette première publication, Hubbard développa ses théories : les engrammes ne se limitaient pas aux traumatismes de cette vie. Inspiré par l’hindouisme et par le bouddhisme, Hubbard affirma que tout être humain possédait une âme immortelle, susceptible de métempsycose, qu’il baptisa « Thetan. »
Les traumatismes nous suivaient comme un karma car le « Thetan », affranchi de son support corporel, peut voyager à travers l’univers, orbiter autour des étoiles, déambuler sur Mars ou même créer de nouveaux univers. La réalité s’étend au-delà de ce que nous percevons à titre individuel et le but de « l’audition » n’est pas seulement de libérer une personne de ses structures autodestructrices, mais de « l’émanciper des lois de la matière, de l’énergie, de l’espace et du temps » Au cours de ces séances d’audition, de nombreux scientologues firent état de « retours », de souvenirs de vies antérieures. C’est ainsi qu’une des cadres du mouvement, Helen O’Brien déclara s’être reconnue sous l’incarnation dix-neuvièmiste d’une jeune irlandaise en robe à crinoline ; un soldat anglais aurait empalé son fils de quatorze ans sur sa baïonnette, avant de la violer en lui défonçant le crâne à coups de pierre. [A propos de tels souvenirs de régression sous hypnose, on lira l’essai d’Elizabeth Loftus ; on peut aussi y voir l’influence du goût d’Hubbard pour les psychodrames]
Après quelques hésitations — il fut un temps question de « l’Eglise de la science américaine » ou de « l’Eglise d’ingénierie spirituelle » — Hubbard créa la première « Eglise de Scientologie de Californie », avant d’essaimer une congrégation à Washington. Hugh B. Urban retrace comment la Scientologie progressa d’une association New Age assez lâche et décentralisée à une organisation sectaire, paramilitaire et secrète. Hubbard, qui avait le goût de la dissimulation, souhaitait tout particulièrement entrer en contact avec le gouvernement fédéral américain : il se prétendait victime d’un complot communiste visant à infiltrer son église, et il entama une volumineuse correspondance avec le FBI dans laquelle il décrivait ses proches amis et même des membres de sa famille comme de dangereux agents rouges. Au départ, le FBI ne prit pas ces assertions au sérieux, mais à partir des années 60, les services de renseignements, les narcotiques et le département des impôts s’occupèrent plus sérieusement du dossier.
En 1963, la Food and Drugs Administration saisit du matériel dans les bureaux de l’Eglise à Washington. En 1967, les services de l’Internal Revenue Service commandèrent un audit sur les revenus de la secte. Ce à quoi Hubbard répondit en retournant à ses premières amours : la mer. En 1967, l’Eglise perdit le statut qui l’exemptait d’impôt : la religion n’est pas taxée aux Etats-Unis, mais il y a des limites… Hubbard baptisa alors son cercle proche de « Sea Organization » ou « Sea Org » et chercha un autre siège pour son Eglise, à Corfou, Tanger, en Rhodésie, en Corse, à Gibraltar… puis à Marrakech où il caressa l’idée de se joindre au coup d’Etat qui devait déposer Hassan II.
Ce fut au cours de cette décennie que l’Eglise de Scientologie gagna sa sinistre réputation de société secrète. « Les poursuites fédérales imprimèrent une marque profonde sur le mouvement et encouragèrent la paranoïa envers l’extérieur, mais aussi envers l’intérieur même du mouvement. L’Eglise voyait des ennemis partout. » Du coup, Hubbard institua un régime de surveillance et de punition envers ceux qui émettaient la moindre critique. Ainsi, il arriva plus d’une fois que des membres fussent jetés par-dessus bord lorsqu’ils échouaient dans leur tâche quotidienne. Ce système de brimades et d’intimidation se transforma en un programme de lavage de cerveau — « Rehabiliation Project Force » — très proche des méthodes employées par ces mêmes communistes que Hubbard prétendait détester : interdiction de voir ses proches, d’avoir des relations sexuelles et des camps de travaux forcés auxquels les enfants participaient.
Dans le même temps, Hubbard fomentait des opérations d’infiltration des institutions médicales et
psychiatriques, notamment lors d’une Convention mondiale pour la Santé Mentale en Suisse, une barbouzerie que Hugh Urban décrit de manière plutôt comique, avec perruques, maquillages et faux documents. Toutefois, la mission fut annulée à la dernière minute, de crainte que les autorités helvétiques ne s’aperçoivent de quelque chose.
Plus sérieuse en revanche : l’Opération Snow White (1973) une campagne d’infiltration internationale qui visait les gouvernements allemand, autrichien, danois, italien, anglais et belge. Chaque mission était baptisée d’un personnage de conte de fée. Ainsi, Grincheux désignait une campagne de diffamation à l’encontre de l’Allemagne, accusée de chercher à commettre un génocide sur l’Eglise de Scientologie. Aux Etats-Unis, outre les services de renseignement, Hubbard tenta de pénétrer les rédactions de journaux qui s’étaient montrés critiques envers lui. L’Eglise parvint à subtiliser le « carnet de célébrités » des services fiscaux, parmi lesquels le gouverneur californien Jerry Brown, le maire de Los Angeles et l’acteur Frank Sinatra. « Il n’existe aucun équivalent dans l’histoire américaine de telles manœuvres d’espionnage, à une aussi vaste échelle. »
En 1977, les choses s’étaient envenimées au point que les services fédéraux perquisitionnèrent en même temps le siège de Los Angeles et celui de Washington. Les fédéraux découvrirent alors des cellules souterraines, remplies de douzaines de membres, en tenues de détenus, avec des bandeaux indiquant leur statut de RPF, de prisonniers en rééducation. Environ 120 membres de la secte furent ainsi libérés : ils servaient de main-d’œuvre gratuite à la construction des bâtiments de l’Eglise à Hollywood. Le FBI n’était pas au bout de ses surprises : ils saisirent du matériel d’espionnage et des documents compromettants. L’épouse de Ron Hubbard fut arrêtée pour association de malfaiteurs ; à partir de ce moment, Hubbard, également poursuivi en France, se retira de la vie publique et s’établit dans son ranch de Preston, en Californie.
Le retrait de Ron Hubbard s’accompagna de la montée en puissance de David Miscavige, un scientologue de la deuxième génération. Au terme de purges dignes de Staline, il s’était hissé au niveau de « Messager du Commodore », soit responsable de la branche paramilitaire de la secte. Bientôt, ce fut Miscavige qui contrôla les allées et venues autour de Ron Hubbard ; il devint son porte-parole, ce qui lui permit de manipuler tout le monde et d’écarter les rivaux, dont la principale menace, Mary Sue Hubbard, l’épouse du gourou. En échange de propriétés foncières et d’avantages fiscaux, elle confessa une série de crimes, purgea une peine de prison à partir de 1983 et ne revit jamais son mari. Tous ses sectateurs furent exclus de la secte.
Après ce putsch, Miscavige consolida l’héritage de son maître : il fallait regagner le statut de culte religieux pour éviter les impôts. En conséquence, l’Eglise intenta près de 200 procès aux services fédéraux ; ses différents adeptes déposèrent plus de 2300 plaintes. Cette stratégie contraignit les fédéraux à affiner leur définition de ce qui était ou non un « culte religieux » — 13 points furent finalement présentés en 1977.
Mais l’Eglise n’en resta pas là… au point d’épuiser le budget des services fédéraux. D’après Wright, « il ne leur resta même plus assez d’argent pour organiser leur congrès annuel. » L’Eglise de Scientologie avait également recruté des juristes et des détectives pour fureter dans la vie privée des agents du gouvernement et les faire chanter. Les fédéraux qui enquêtaient sur la secte recevaient régulièrement des menaces, des coups de fil anonymes au milieu de la nuit et leurs animaux domestiques disparurent ou furent empoisonnés. Finalement, l’IRS dut battre en retraite. En 1993, les services fédéraux rétablirent le statut de culte religieux de l’Eglise de Scientologie.
Miscavige intensifia le recrutement des people, méthode en veille depuis l’époque « Sea Org » — en 1986, l’Eglise trouva une recrue de choix en la personne de Tom Cruise, alors jeune premier dans Top Gun. De plus, Miscavige structura l’Eglise sur le modèle tripartite que lui connaissons aujourd’hui : un tiers de membres qui cotisent pour suivre des cours, un tiers de célébrités (John Travolta, Kristie Alley) et la « Sea Org » dont les membres reçoivent un faible salaire hebdomadaire et bénéficie d’un logement gratuit en échange de l’abandon de leurs enfants. Dès l’âge de 12 ans, ces enfants doivent travailler pour l’Eglise — Jenna Miscavige Hill, ex-scientologue et nièce du gourou, parvint à s’échapper à l’âge de 16 ans. Avec l’aide de son mari, elle créa une association et un forum d’aide aux victimes de la secte.
Un des cas les plus dramatiques fut celui de Lisa McPherson : déclarée « claire » au terme de dix ans d’audition supervisée par David Miscavige, elle traversa une dépression nerveuse et fut internée. En 1995, ses amis scientologues tentèrent de la sortir de l’hôpital, contre l’avis des médecins, et elle dut suivre une « introspection générale », une procédure établie par Hubbard deux décennies plus tôt et qui consiste en un isolement complet, avec interdiction de communiquer avec qui que ce soit, sauf par écrit. McPherson cessa de s’alimenter, se frappait la tête contre les murs et se souillait. Les membres de la secte la nourrirent avec une pompe de gavage et le 5 décembre, elle sombra dans un profond coma. Cette nuit-là, lorsque les membres de l’Eglise décidèrent de l’emmener à l’hôpital, ils négligèrent le Morton Plant Hospital, pourtant tout proche, pour l’emmener à 45 minutes de là, au Richey Hospital où officiait un docteur scientologue.
La femme qu’ils amenèrent en chaise roulante n’était plus que l’ombre d’elle-même, couverte de coups et de lésions graves. En fait, elle était morte : son cas fait partie des neuf décès suspects causés par l’Eglise. L’Etat de Floride intenta un procès à la secte. Joan Wood, le médecin légiste de la cour, établit que la mort avait été provoquée par une carence alimentaire et une déshydratation de cinq jours. « C’est le cas le plus sévère que j’aie jamais vu. » D’autres détails embarrassants suivirent : au cours des cinq dernières années de sa vie, McPherson avait dépensé 176.000 dollars pour divers services scientologiques ; à sa mort, son compte bancaire ne comptait plus que 11 dollars.
Lors du procès, l’Eglise fut représentée par la crème des avocats et ses propres médecins tentèrent de réfuter le diagnostic de Joan Wood en la menaçant « de la ramener à l’âge de la pierre. » Apparemment, d’après Wright, la secte aurait détruit certains documents internes qui établissaient que McPherson avait besoin d’une aide médicale urgente. Comme par hasard, Joan Wood revint sur son rapport et déclara que la mort de la victime était… accidentelle ! Toutes les charges furent abandonnées. Toujours d’après Wright, le médecin Wood mena une vie de recluse, complètement paranoïaque, avant de succomber à un infarctus.
Si Wright met en évidence le climat de menace et de violence dont s’entoure l’Eglise pour se débarrasser des gêneurs, il établit aussi un lien assez étonnant entre science-fiction et théologie : « L’auteur de science-fiction imagine une utopie, le théologien croit en sa propre utopie. Aux Etats-Unis, la religion sert souvent de paravent fiscal et propose un « trafic d’indulgences » à base d’épanouissement personnel. « Pour garder un adepte dans le rang, aurait déclaré Hubbard, il faut lui servir de la mystique à la petite cuillère, bouchée après bouchée, ‘mystery sandwich’. »
Selon Wright, il en va de même avec toute croyance religieuse organisée, seul l’emballage change. En effet, s’il est facile d’ironiser sur la cosmogonie scientologue — South Park lui avait consacré un épisode — diffère-t-elle sur le fond d’avec les religions dont elle s’inspire ? « Ce qui la distingue de ses consoeurs, c’est surtout son absence de profondeur historique et esthétique, en raison de la personnalité même de son fondateur : Ron Hubbard écrivit des romans de science-fiction dont on peut affirmer qu’ils souffraient d’un manque d’originalité. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les églises scientologiques ne sont pas des chapelles Sixtine. »
Hugh Urban pousse l’argument de Wright plus loin. Selon lui, rien ne sert de se demander si la scientologie représente une foi moins authentique qu’une autre. S’inspirant de l’historien des religions Jonathan Z. Smith, Urban écrit : « Nos définitions de la religion changent d’une époque à l’autre, en fonction du contexte social et politique. Dès lors que la définition est évanescente, à quoi bon s’interroger si nous avons affaire à un culte authentique ou non ? Mieux vaut s’intéresser aux acteurs principaux et à leurs stratégies de conquête du pouvoir. » De tels nœuds de pouvoirs se distribuent aussi bien dans les institutions profanes que sacrées jusqu’à présent, les études sur la Scientologie insistaient sur le culte du secret de leur fondateur. Or, c’est là où Urban renverse le propos. Voici ce qu’il écrit :
« Le FBI et les services fédéraux ont rendu l’Eglise de Scientologie paranoïaque et agressive, autant que l’était potentiellement Hubbard. Cette suspicion mutuelle a enclenché une montée aux extrêmes qui devait culminer avec des descentes de police et susciter des ripostes de plus en plus vindicatives de la Scientologie. » Tout en recommandant la méfiance et la distance critique vis-à-vis de la Scientologie, Urban encourage ses lecteurs « à se méfier des services de renseignements qui, depuis les attentats du 11 septembre, ciblent des groupes religieux minoritaires de toutes obédiences, et cela, d’une manière très intrusive. On dirait bien que nous sommes entrés dans une nouvelle guerre froide. »
L’étude d’Urban s’avère aussi équilibrée et pertinente que celle de Wright est fouillée. Pourquoi les Etats-Unis n’imposent-ils pas les cultes religieux ? Où tracer la ligne entre une inoffensive association d’illuminés et des sectes violentes ? L’Etat doit-il intervenir dans des communautés auto-organisées comme ce fut le cas à Waco en 1993 ? A la fin de son livre, Wright évoque le cas de Tim Jones, le propre fils de Jim Jones, le pasteur fou qui mena sa secte au suicide collectif en Guyanne, en 1978.
« C’est Tim qui dut revenir à Jonestown pour identifier les cadavres de tous ses proches, y compris ses parents, sa femme et ses enfants. Il était persuadé que s’il avait été présent, il aurait pu empêcher le massacre. Il me raconta toute son histoire en donnant des coups de poing sur la table tandis que la serveuse du restaurant s’éloignait et que les clients regardaient leur repas d’un air gêné. Jamais je n’ai éprouvé d’une façon aussi prégnante le danger des nouvelles spiritualités et des dégâts qu’elles pouvaient causer sur les personnes qu’elles attiraient dans leur piège, moins par faiblesse de caractère que parce qu’elles espéraient sincèrement faire du bien et donner un sens à leur vie. La foi et les religions apportent le meilleur et le pire ; la Scientologie révèle en nous un profond désir de transcendance et de soumission. »
Néanmoins, si la plupart des religions établies prônent le renoncement au monde, ce n’est pas le cas de la scientologie qui propose une méthode de contrôle « de la matière, de l’énergie, de l’espace, et du temps », méthode qui correspond aux propres désirs de domination de son fondateur. Hubbard parvint à la tête d’un empire matériel alors que Bouddha renonça à toutes ses possessions pour vivre au pied d’un arbre. Bien sûr, les nietzschéens balaieront ces objections d’un revers de la main, mais il existe bel et bien une différence entre un Tolstoï qui renonce à ses droits d’auteurs et la conception mystériosophique de la Scientologie, avec des mystères réservés aux initiés, ses copyrights et ses produits dérivés. Une foi digne de ce nom s’établit en luttant contre le doute et elle nous inspire des actes de dévouement au lieu de procès et de menaces contre tous ceux qui ne pensent pas comme nous.
Enfin, ce qui distingue Tolstoï de Ron Hubbard, c’est le refus de Tolstoï de tout dogme et de toute autorité supérieure au profit de la conscience personnelle ; d’un autre côté, c’est aussi ce qui explique son échec à fonder une institution pérenne — les disciples de Tolstoï ne sont qu’une poignée, dispersés à la surface de la planète. Mais, comme l’écrivait un autre célèbre auteur, le monde sera sauvé par quelques-uns.
[Note de Nedotykomka : Les religions se pacifient à mesure qu’elles dépérissent. Au 16e siècle, le Pape était un chef de guerre comme les autres princes. Ensuite, à mesure que la sécularisation accomplissait son œuvre, l’église catholique perdit de sa puissance et elle ne régna bientôt plus que sur un domaine symbolique de plus en plus congru. D’autre part, toutes les religions organisées sont encore capables de persécutions et d’attentats, y compris les bouddhistes. Enfin, quant à l’aspect « secret » de la scientologie par opposition au caractère public des cultes établis, René Guénon a démontré comment toute religion possède à la fois un aspect ésotérique et un autre, exotérique, tout comme Bergson dans Les deux sources de la religion et de la morale distinguait une foi réservée à la proche communauté et un élan vital mystique qui embrassait l’humanité entière. Personnellement, j’aurais bien aimé fonder une secte, mais j’ai horreur de la vie en commun.]
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