Métaphysique de pendu


Source : Enquête sur le satanisme par Massimo Introvigne, éditions Dervy, collection Bibliothèque de l’Hermétisme.

Les ouvrages de Maria de Naglowska furent publiés à Paris entre 1932 et 1934, en pleine polémique sur L’Elue du Dragon [une mystification antimaçonnique]. Crowley voyageait alors entre l’Allemagne et l’Angleterre mais il était désormais sur le déclin, tenaillé par la pauvreté, au centre de nombreuses polémiques. Il n’en continuait pas moins à garder des contacts avec les occultistes parisiens. Apparemment, Maria de Naglowska ne laissa guère de traces dans la vie de Crowley, mais c’est elle qui aurait mérité le titre d’authentique Elue du Dragon. Le temple où se réunissaient ses fidèles était, en effet, le seul « Temple Satanique » publiquement reconnu comme tel à l’époque.

La vision du monde Maria de Naglowska repose sur des prémisses complexes, à propos desquels il est facile de se méprendre. Dans on livre La Lumière du Sexe, la règle de base est la suivante : primauté du devenir sur l’être et absence dans l’univers d’éléments qui soient « absolus, parfaits ou immobiles. » Dieu est la Vie et la Vie est Dieu. Toutefois, la Vie ne peut s’auto-engendrer et engendrer le monde qu’à travers un processus dialectique qui implique sa confrontation constante avec un « non », avec la négation de la Vie. Tel est le sens initiatique du récit biblique de la Genèse : la Vie (Dieu) a créé la Vérité et le Mensonge, l’Origine et l’Apparence. La Vie avance dans l’histoire de l’univers travers l’Apparence : la Vérité, si elle était seule, la détruirait. 

Si l’homme, élevé au rang de théâtre de cet affrontement dialectique, avait mangé le fruit de l’Arbre de la Vérité, « Dieu = Vie ne serait plus. » Cela ne signifie pas que l’homme doive vivre exclusivement dans le royaume de l’Apparence. De même que la Vérité, seule, détruirait le devenir éternel de la Vie, ainsi l’Apparence, seule, le bloquerait. Deux composantes sont donc présentes dans l’homme : le corps qui est Dieu, c’est-à-dire la Vie, et la Raison, qui proteste continuellement contre Dieu ; « mais si la Raison ne protestait pas, le corps ne serait pas. » En d’autres termes : « Si la Raison ne protestait plus, la Vie=Dieu cesserait. »

De ce point de vue, nous pouvons dire que « la Raison est au service de Satan » ou, mieux encore, « qu’elle est Satan », engagé dans une protestation et une lutte contre Dieu qui sont tout à la fois un « devoir », un « calvaire. » Les doctrines secrètes de l’Art Royal contiennent donc l’enseignement du « calvaire de Satan. » A certaines époques particulières de l’histoire, des initiés apparaissent dans le monde et proposent de nouveaux rites, en particulier de nouvelles messes, de nouvelles formes d’art et d’organisation sociale qui ont pour but, en dernière analyse, de perpétuer la dialectique entre Satan = Raison et Dieu = Vie. 

Tandis que la plupart des hommes participent à cette dialectique sans s’en apercevoir, ainsi se forme une classe ou un ordre d’initiés qui servent Satan en se rendant compte tragiquement que « l’action négative de Satan est absolument nécessaire à Dieu » et qu’il n’est point d’initié qui ne serve Satan avant de servir Dieu. D’un point de vue théologique, du reste, c’est de la dialectique entre Satan et Dieu qu’est né le Fils, manifesté en Jésus-Christ qui a lui-même servi Satan avant de servir Dieu. 

Et puisque Satan, après avoir combattu dialectiquement le Père continue à combattre de la même façon le Fils, de la lutte Satan/Fils naît l’Esprit Saint qui, comme Satan le révèle aux initiés, est « d’essence féminine » et caractérisera l’époque future du « Troisième Terme de la Trinité. » Le lien entre l’Esprit Saint et la femme et l’avènement d’un messie féminin était déjà présent dans l’occultisme français du 19e siècle [et toute la dialectique de Naglowska se trouve déjà dans l’anti-théisme de Proudhon, abstraction faite de son aspect cérémoniel ; l’auteur de La Guerre et la Paix avait d’ailleurs été initié en maçonnerie.]

Le but de l’homme, ou mieux, de l’initié, car tous les autres hommes sont entraînés dans le devenir sans le comprendre, est de gravir une montagne symbolique en se laissant guider par Satan. Sur cette montagne, l’initié devra être pendu, puis son corps devra tomber de la cime, mais Satan lui assure qu’il restera en vie ; c’est même l’ascension qui lui permettra, après avoir servi Satan, de servir Dieu et de comprendre que les deux types de service font partie du même processus dialectique nécessaire. Les instruments initiatiques de l’ascension sont expliquées à partir d’une distinction triangulaire de l’homme en trois centres : la tête, le cœur, le sexe, dans des termes très proches de ceux de Gurdjieff que Naglowska dut sans doute fréquenter à la même époque à Paris. 

Des trois centres que l’homme doit activer, le sexe est le plus important et détermine son ascension. Pendant celle-ci, l’homme rencontra des tentations qui en réalité « viennent de Dieu et non de Satan » et il devra se « confronter dialectiquement avec le sexe féminin qui cherche à travers toutes les femmes à vaincre Satan. » Le but de l’initié capable de monter sur le « coursier blanc », c’est que « Satan est victorieux en toi et Dieu=Vie est vaincu. » Mais le satanisme de Naglowska doit toujours être replacé dans un contexte philosophique : cette victoire de Satan est nécessaire à la Vie, donc, à Dieu lui-même.

Ce qui reste de cet enseignement ésotérique est exposé sous forme rituélique dans La Lumière du Sexe, puis dans Le Mystère de la Pendaison… Le rite final se décompose en deux moments. Dans le premier, l’impétrant, en qui Judas revit symboliquement, est pendu et détaché de la corde juste avant que la pendaison soit fatale ; dans le second, il recouvre ses forces grâce aux soins de la prêtresse avec laquelle il s’unit selon un rite que les textes publiés ne dévoilent pas. Le grade de « Chasseur Affranchi » implique la confrontation de l’impétrant à une femme qui sera son amante ou son guide spirituel et qu’il doit approcher cérémonieusement sans parvenir à l’orgasme conformément à la technique du coïtus reservatus défendue, entre autres, par le Dr Berridge au sein de la Golden Dawn [mais aussi par Julius Evola dans Métaphysique du sexe

Malgré le luxe de description des cérémonies, qui devaient être très impressionnante, il semblerait que l’âge des femmes impliquées, qui n’étaient plus d’une première fraîcheur, ait rendu les initiations moins enthousiasmantes que prévu… Selon un témoin, une fois, le pendaison sacrée faillit mal tourner et on dut appeler un médecin : l’incident donna lieu à une enquête de police à la suite de laquelle Maria de Naglowska dut quitter Paris. Dans le quartier du Montparnasse, la rumeur populaire s’est longtemps souvenues de l’émigrée russe comme d’une « organisatrice de partouzes.»

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