Source : Le gymnaste et le pendu, propos sur la corde raide, par Jean de Palacio, in. Figures et formes de la décadence, deuxième série, éditions Séguier.
L’expression « la corde raide » appartient à Félicien Champsaur : elle s’applique au sens propre, à ceux dont le métier ou le destin dépendent d’une corde, mais aussi, au sens figuré, et par hypallage, aux propos eux-mêmes, à un langage leste, suspect, sujet à caution. C’est le cas au chapitre neuf du roman Lulu où les mots sont encore « de l’acrobatie adorable. » Entre le gymnaste, dont le Tout-Paris haletant espère la chute, et le pendu, dont on vient voir, comme au spectacle, les derniers soubresauts, un point commun existe : le Verbe, une aventure du langage qui risque de mal finir…. Toute la seconde moitié du 19e siècle s’est efforcée d’établir et de fonder l’analogie entre le geste de l’acrobate et le geste de l’écrivain.
Les Frères Zemganno (1879) des Frères Goncourt est certainement la pièce maîtresse du dossier : l’histoire transpose dans les deux saltimbanques, aîné et puîné, les deux frères écrivains. Dans une postface, écrite plus de quarante ans après le roman, Léon Hennique remarquait : « J’ai lu récemment que les écrivains et les saltimbanques se ressemblent. » De fait, Gianni et Nello paraissent à la fois l’un et l’autre. Ne sont-ils pas dans un cumul significatif « les auteurs et les acteurs de petits poèmes gymnastiques d’une invention toute neuve ? » Non pas « roman » à la Champsaur, ni « ode » à la Bainville, mais « libretto », où le diminutif italien prend tout son sens, et poème sans parole, puisqu’aussi bien les deux frères sont « illettrés », ce qui n’empêche pas, chez eux, une « nature littéraire » et de « lyriques recueillements de l’âme. » De nouvelles odes funambulesques, en somme, mais ponctuées par un « saut en profondeur, une chute qu’on n’avait pas osé tenter encore. »
La vraie chute viendra, on le sait, quelque trente chapitres plus loin, rompant avec la verticalité du gymnaste et du pendu, elle peut aussi prendre la forme de la position assise que Rimbaud stigmatisait à peu près à la même époque dans un poème célèbre. Après l’ultime entraînement interrompu par le sanglot de son frère, Gianni « retomba assis sur le trapèze. » Et maintenant en joueront le derrière sur des chaises. Même les clowns oniriques de Nello apparaissent « assis sur la pointe des fesses. » Ces images sont d’importance.
Leur relative trivialité rompt avec les exigences d’une prose funambulesque, « d’une prose » écrit Bainville la même année, « qui fait le saut périlleux et le saut de carpe. » Peut-on voir là une sorte de congé pris de l’écriture artiste, ou même de l’écriture tout court ? En regrettant de n’être pas lui-même un des frères Hanlon-Lees, Banville ne déclarait-il pas, sur le ton du désenchantement : « Je suis un simple assembleur de syllabes, assis à une table. » La prose du romancier, comme les rimes du poète, en sont réduites à imiter le vol de l’acrobate. Car, qu’on soit assis sur un trapèze, à une table, ou sur des chaises, à plus forte raison sur des stèles, rien ne change à l’affaire : il n’y a toujours « d’autre théâtre que la feuille de papier blanc. »
Comme Banville, les Goncourt multiplient autour de leurs gymnastes les signes linguistiques ou littéraires, s’oubliant même à faire de Gianni, à l’instar de lui-même, « un liseur de livres dans les boîtes des quais » à moins qu’on ne voie là une sorte de « dégringolade. » Sinon, gare aux dégringolades /Sur les quais, dans le tas grossi / Des vieux bouquins en marmelades / Fleurant le mucre et le chanci. (Jean Richepin : Interludes)
Le geste de l’artiste, dans lequel « descendait du funambulesque », est « esquissé dans l’air et crayonné » : terme déjà mallarméen, qui voit l’exercice de l’acrobate-mime crayonné au théâtre. Mais ce spectacle demeure à l’écart du langage puisque cette « pochade gymnastique » est une « comédie muette. » L’échange entre gymnastique et pantomime, le passage de l’une à l’autre sont trop bien attestés à l’époque pour ne pas inscrire en filigrane la figure de Pierrot avec laquelle Nello a une ressemblance marquée. Ce discours en creux culmine dans le rêve de Nello, convalescent après sa chute, qui à la fois renouvelle et suspend sa chute. On n’y voit en effet que « paraboles de corps de gymnastes, ne se décidant pas à tomber et flottant, à l’image de corps qui n’auraient pas de pesanteur. »
Cette incertaine géométrie de corps en suspens ou de lévitation comme celui des « petites fées en l’air » de Catulle Mendès, ne faisait que reculer pour mieux sauter, est accompagnée d’un orchestre endiablé où les musiciens jouent évidemment « sans faire aucun bruit sur leurs violons muets et dans leurs cuivres sans sonorité. » Cette petite musique régit une autre corporation, celle des pendus, parfois significativement appelés « danseurs de corde » dans une harmonie où la potence tiendrait lieu d’instrument dont le corps fournirait les éléments constitutifs.
Oh, jouez-nous du violon / les gracieux danseurs de corde / vos potences sont des violons / dont vos boyaux seront les cordes, écrit Alexandre Mercereau dans Les Thuribulums affaissés. La raréfaction de la rime, jointe au mutisme deux fois exprimé au refrain, débouche en fait sur un simulacre d’écriture où la seule façon pour le pendu de mettre noir sur blanc est de détacher sa silhouette obscure sur la neige. L’anacoluthe souligne encore ces incertitudes. Raides et muets les pendus font / les pendus du noir sur la neige.
Chute, estropiement, pendaison et silence vont de pair. Dans cette pantomime instable, le papier se déplace, perd son rôle et son sens, devient accessoire ou prothèse : ronds de papier blanc, servant aux évolutions de danseuses vêtues de gaze ou « morceau de papier noir » dans la bouche édentée des clowns. Le cauchemar de Des Esseintes n’est pas loin et avec lui, l’état morbide où Paul Ginisty voyait la cause principale de la chute du gymnaste. Cette image du pantin désarticulé au bout de sa corde est aussi bien celle de l’acrobate que celle du pendu…
A la chute libre du gymnaste qui tombe, s’oppose ou fait pendant, la chute retenue ou entravée qui constitue la pendaison. Elle oppose aussi à la notion d’accident celle d’exécution capitale. A ce titre comme à d’autres, elle n’est évidemment pas une invention littéraire de la fin du 19e siècle. La Décadence qui a trouvé chez Baudelaire « un gibet symbolique où pendait mon image » se contente de la multiplier et de la reproduire en emblème d’un art poétique. La récurrence d’une telle image est un phénomène significatif qui s’appuie sur la notoriété du poème de Villon ; en 1873, Banville publie ses Trente-six Ballades joyeuses à la manière de Villon ; l’autre référence est le Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand. Nul doute que certains procédés de ce dernier comme la pièce Le Gibet, l’un des trois à avoir été mises en musique par Maurice Ravel, n’aient influé sur la poésie fin-de-siècle.
Un point d’aboutissement se trouve certainement dans l’étrange recueil de Christian Morgenstern, « Galgenlieder », publié chez Cassirer en 1905 avec une étonnante couverture expressionniste de Karl Walser, représentant cinq potences érigées sur une éminence. Les autre premières, de part et d’autre, soutiennent « normalement » quatre pendus. La cinquième, au premier plan, paraît vide au premier abord. C’est que le pendu est tombé au bout d’une corde démesurément allongée et enchevêtrée autour de la hampe et des portants : le corps ployé, la tête et les pieds touchant terre, l’arrière-train en « sautillantes et impassibles danseuses de corde » du rêve de Nello, descendant de « hauteurs pareilles aux tours de Notre-Dame. » On note que l’initiale W. de l’artiste est à l’aplomb de cette potence, juste sous la tête du pendu.
Pamphlet avoué contre la Décadence, le recueil s’ouvrait sur une version très personnelle de la Ballade des pendus intitulée « Bundeslied der Galgenbrüder » : « O schauerliche Lebenswirrn / Wir hängen hier am roten Zwirn / Die Unke unkt, die Spinne spinnt / Und schiefe Scheitel kämt der Wind. » Constitués en confrérie ou en secte à la manière des francs-maçons, ou des Frères Moraves, les pendus n’ont pas abdiqué tout rapport à l’expression poétique puisqu’ils possèdent un hymne fédéral (Bundeslied)… mais de l’union avec la corde aucune œuvre ne peut sortir. Le col étranglé du pendu, les jambes brisées du gymnaste le confirment : tous deux sont à court d’inspiration. L’illusion du pendu de Robert Caze qui fait rimer « potence » avec « omnipotence » est de courte durée.
Paul Ginisty rappelle que la chute de l’acrobate se produit lorsque « le travail de tête qui précède le travail du corps » devient plus pénible. Le second est évidemment l’image du premier. La raideur des membres appelle la raideur des propos. Planchettes, cordons, attelles, béquilles et gibet sont associés à un art boiteux, déhanché et, pour tout dire, inintelligible. Gymnaste et pendu ont bien en commun une même attitude : aller de l’avant dans le vide.
Commentaires
Enregistrer un commentaire