Source : Y a-t-il un mythe de Judas ? par Jean de Palacio, in. Figures et formes de la décadence, deuxième série, éditions Séguier.
Dans le cas de Judas, les conditions sont-elles réunies pour que l’on puisse parler de mythe ? Un texte initial fort, mais laconique, une empreinte religieuse, une riche mais partiale iconographie peuvent aider à sa constitution. La figure mythique semble pouvoir s’édifier dans les écarts et les silences du texte fondateur.
Dans L’Apôtre Judas, Charles-Henry Hirsch note « l’imprécision irritante » des Evangiles et fonde son roman sur le « droit incontestable du romancier » d’imaginer l’existence pré-évangélique de Judas jusqu’à sa trentième année environ. Ainsi peut-il acquérir de l’épaisseur, la vie privée qui lui manquait une carrière, une mère (Larmandie), une femme et un enfant (Malaurie). Dans L’Ennemi des Romains, Félicien Champsaur en fait un chef de partisans et un conspirateur. Hirsch lui prête une sexualité : « la basse aventure d’une rencontre avec une prostituée de Tyr. »
Son nom même, dans sa graphie, sa sonorité, son sémantisme est sujet à caution : est-ce Kerioth, Iscarioth, Issachariote ? De toute façon réduit aux yeux de la postérité à un nom infamant, c’est « Judas dont le nom pèse aux traîtres célèbres », voué dans une généralisation insultante à n’être plus qu’un type, un symbole, ou même un nom commun. Sans doute achève-t-il une carrière bien remplie entre les pages de Léon Bloy en la personne de « L’aquatique [Catulle] Mendès, aux squames d’azur, ami de Judas par charité, l’espèce de bifront sémite à double sexe, l’un pour empoisonner, l’autre pour trahir. » Mais cette trahison même que symbolise le fameux baiser ne fait pas l’unanimité : l’Evangile de Jean n’en fait pas mention…
Alors, Judas, un mythe de bassesse ? Les deux termes sont-ils compatibles ? Et qui pourrait songer un instant à s’identifier au traître par excellence ? S’agissant d’un mythe, il faut en premier lieu considérer la relation de Judas à la parole. Dans un superbe passage de L’Homme, Ernest Hello écrivait avec profondeur : « Judas n’est plus un nom, c’est une exclamation. Ce n’est plus une parole, c’est un geste d’horreur. » C’est indiquer fortement que cette relation au verbe ne peut être que négative, que ce qui est à l’œuvre en Judas, c’est la raréfaction du langage, la prédominance de l’inarticulé saisi sur le mode exclamatif, la substitution du geste à la parole, la disparition du logos.
C’est dans ce sens qu’il faut vraisemblablement interpréter le baiser contesté, absent du quatrième Evangile, comme Hello invite à le faire : « Il a fait mentir ses lèvres d’une façon particulière. Il a inventé un mensonge, et au secours de son invention, il a appelé quelque chose de plus intime que la parole. » Intime, superlatif à prendre dans son sens étymologique, renvoie du même coup à l’inexprimé, au non extériorisé, et donc au viscéral, au buccal, considéré comme hors de son rapport à la parole. Le baiser comme substitut dégradé de la parole, « promesse située au-delà du langage » joue ici pleinement son rôle : mouvement et non plus son, mimique en lieu et place du phonème, signe muet, font, à la limite, de Judas un véritable personnage de pantomime.
Ainsi, avant d’être un mythe, Judas est un paradoxe, héros d’une histoire sans parole. Son suicide, aussi contesté que son baiser, le confirme : la mort par pendaison est la plus propre à couper la parole. Renan semble sceptique : « Il se repentit et, dit-on, se donna la mort. » Mais les divers récits fictifs qui élaborent le mythe et font de Judas un héros de roman reprennent unanimement ce détail : « Dénouant des bandelettes de son turban, il se pendit à la plus grosse branche du figuier stérile » (Gebhart, 1898) ; « Il avisa un olivier solide et s’y pendit. (Malaurie, 1924) ; « Le prisonnier, Judas, s’est pendu aux barreaux de la fenêtre de son cachot, avec sa ceinture. » (Champsaur, 1930) ; « Il dénoua la cordelière qui le ceignait aux reins, sur sa robe, confectionna de l’extrémité libre, un anneau mobile dans lequel il engagea sa tête jusqu’au cou. » (Hirsch, 1936) ; « Judas en murmurant : O Jésus, se pendit. En lui-même, maudit comme un figuier stérile, son corps fut comme un fruit sur cet arbre maudit. » (Aicard, 1896)
Si les circonstances et les supports varient (figuier, olivier, barreau de fer), un détail revient avec insistance : turban, ceinture, cordelière, Judas se pend avec un article de son propre vêtement. C’est en lui-même, ou sur lui-même, qu’il cherche ce qui va lui interdire à la fois le souffle et la parole. Qu’il se pende, chez Jean Aicard, en murmurant précisément le nom de Jésus, peut être pris comme l’aveu de la faillite du discours. Ainsi, la mort parachève ce que le baiser avait commencé : l’inversion des signes. Pour faire de Judas un mythe à proprement parler, il sera donc nécessaire de lui rendre la parole. Il est significatif de constater que deux poèmes du tournant du siècle, en 1886 et 1902, de Félix Naquet et de Paul Avis, sont intitulés Judas parle… Tout se passe comme si Jésus avait besoin de Judas pour que sa Passion prenne tout son sens et aille jusqu’à son terme. « Seigneur, tu connais mon âme ; Voici, je serai l’infâme, pour ta victoire ai-je dit » (Naquet)
Une passion de Judas se surimpose de la sorte à la Passion du Christ, amenant le premier à s’immoler pour la plus grande gloire du second, et aussi le lui dire. Ce sacrifice de Judas s’exprime dans un court dialogue avec Dieu (3 vers) suivi d’un long monologue (30 vers) au terme duquel l’Iscariote, ouvrier de la rédemption et avatar de Jésus, prend sur lui tout le mal du monde. On comprend dès lors que Charles-Henry Hirsch, dépassant la réprobation coutumière qui enveloppe Judas, puisse incarner en lui « la multitude innombrable des martyrs de l’existence. »
L’expérience de la Première Guerre mondiale, en reposant le problème de la justice de Dieu, donne à la figure de Judas un regain d’actualité. Mais par un retournement prévisible, le langage, peut servir à d’autres fins pour s’accomplir dans le dérèglement, dans le déchaînement de la violence et dans le blasphème. C’est le cas du poème de Paul Avis, où Judas se sert de la parole rendue pour interpeller Dieu. « Du baiser de Judas toi seul es responsable, je le crache à tes pieds, Dieu de haine et de sang, Toi que l’éternité de son poing tout-puissant, a sellé sur ton trône, immuable, implacable. »
On ne s’étonnera pas de voir le baiser commué en crachat et de trouver ce dernier passé au compte de Judas, illustrant une fois de plus la proximité du crachat et de la parole. En prenant la forme de l’anathème, cette parole transforme le « baiser limacé », le baiser crachat non plus en signe de la trahison, mais de la contestation et de la révolte, mettant en quelque sorte Judas à l’école du Satan de Milton…
Etrange évolution qui voit le traître de l’Ecriture émerger des bas-fonds de l’iconographie médiévale grotesque et dantesque pour s’élever progressivement au Saint des Saints. Déjà Emile Gebhard, dans « La dernière nuit de Judas », le dotait-il d’une capacité réflexive, en le prenant là où l’Evangile l’abandonnait, pour le mener au terme de son existence. Certes, ce Judas touché par la grâce est encore proche du réprouvé de l’Ecriture, mais du moins, peut-il mesurer « toute son infamie et la profondeur de sa chute. » Et si l’image finale, un peu appuyée, du pendu entre un chacal (sur terre) et un vautour (au ciel) confine l’apôtre mort au règne animal, il a eu, avant de mourir, la mémoire confuse d’une parabole christique, celle du figuier stérile, dont la leçon est beaucoup plus dure chez Matthieu et Marc — chez Luc, elle semble contenir une lueur d’espoir, manière de renouer in extremis avec le logos.
Cette pratique de la réhabilitation est fréquente dans le 19e siècle finissant, marqué par l’esprit de Décadence. La réhabilitation de Judas s’inscrit dans un courant dont bénéficient à l’époque maintes figures suspectes : Tibère, Caligula, Néron, Gilles de Rais, Barbe-Bleue. Touchant Judas, il n’est guère surprenant que l’accusation qui pèse sur lui, l’auteur de la Vie de Jésus s’applique à lui trouver des circonstances atténuantes, l’appelant tour à tour « ce malheureux » et le « pauvre Judas », insistant sur l’incertitude où l’on se trouve de ses vrais mobiles, voyant chez lui « plus de maladresse que de perversité. »… Tout était en place, dès la Vie de Jésus (1863) pour la révision d’un procès que le tournant du siècle allait poursuivre…
Mais où le mythe s’empare véritablement de Judas, c’est lorsque, inversant les rôles, il se met à ressembler à Jésus. Ainsi, contre toute attente, Judas se voit doté du pouvoir d’accomplir des miracles. « Il appliqua ainsi les forces qui lui avait remises Jésus à redresser une adolescente infirme de gibbosité. Il les essaya, étrangement émus par l’épreuve qu’il tentait, ses mains apposées sur le pauvre visage contrefait. Le miracle eut lieu, qui changea en beauté une hideur près d’égaler celle du thaumaturge. » (L’Apôtre Judas, Hirsch)
Mais, très vite, comme on pouvait s’y attendre, le mythe se dévoie. Certes, dans le mystère de Louis Ernault, Le Miracle de Judas, Judas rend la vue à l’aveugle Jahiel et la vie à la jeune Danièle. Mais c’est pour faire de cette dernière une courtisane, la perversité étant le prix de la résurrection. De même, dans le roman de Charles-Henry Hirsch, Judas applique à soi-même ses pouvoirs magiques, constituant ainsi « un abus qui outragerait le maître. » Mais cette métamorphose de la laideur en beauté, « ce réveil semblable à une résurrection » ne sera qu’un leurre, une tentation éphémère tôt repoussée. Plus proche du Christ dans sa laideur originelle que dans cette beauté d’emprunt, Judas se retrouve bientôt dans toutes les fibres de son corps « la blanche irradiation spirituelle et physiques du Christ. »
La Décadence fait en somme pour Judas ce que le Romantisme avait fait pour Caïn. La différence est que la démarche fin-de-siècle s’inscrit dans un ensemble systématique de pratiques malversatoires, visant à une réécriture permanente du texte scripturaire. L’écriture n’était pas la préoccupation dominante du Romantisme, non plus que la méditation sur le Livre. A la fin du 19e siècle, le « cinquième Evangile » était dans l’air, « this gospel of disease, in wanton words proclaimed » écrivait Aleister Crowley dans Aceldama, en donnant la parole à Judas.
Dès 1894, Pierre Veber proposait « L’Evangile selon Saint Judas l’Iskarioth » dans lequel il réécrivait deux épisodes célèbres du Nouveau Testament : la femme adultère (Jean VIII, 2-11) et la meilleure part (Luc X, 38-42). Il pervertissait et laïcisait le texte sacré : celui enfin trouvé qui jetterait la première pierre et la révolte de Marthe, lasse de son rôle domestique, semaient le doute sur des comportements figés que l’on croyait acquis de toute éternité.
Jusqu’à ce qu’en 1911, Han Ryner n’hésite pas à intituler son ouvrage « Le Cinquième Evangile » dans lequel un traitement particulier était réservé au traître par excellence. L’irrévérence de Marthe lorsqu’elle s’adresse à Jésus, dans le texte de Pierre Veber (« Si tu veux manger, trempe ta soupe toi-même ») n’est rien face au découragement du Sauveur devant le suicide de Judas : « je n’ai jamais pu sauver personne. » C’est la que le détournement de la parole d’Evangile prend figure de mythe : mais mythe dévalué, détournement dont Jésus fait les frais. Le gagnant est ici Judas qui récupère quelque grandeur aux dépens du rabbi.
Commentaires
Enregistrer un commentaire