Progrès convulsif


Compte rendu : Le mythe de la singularité par Jean-Gabriel Ganascia, éditions du Seuil, collection Science ouverte.

La loi de Moore, émise en 1965 par un fondateur d’Intel, affirme que la puissance des ordinateurs calculée selon le nombre de transistors par microprocesseur double environ tous les deux ans. Depuis les années 80, des écrivains de science-fiction, puis des technologues et des roboticiens s’appuient sur cette loi pour prédire l’avènement d’une mystérieuse Singularité.

Selon Ray Kurzweil, Hans Moravec ou le belge Hugo de Gravies, le progrès exponentiel des technologies de l’information finira par doter des entités artificielles d’une intelligence surhumaine et ces dernières supplanteront l’humanité, à moins que l’homme ne s’hybride avec les machines. Ganascia est sceptique. La Loi de Moore n’a aucun caractère d’universalité, est approximative et ne peut être appliquée à la nature. 

Historiquement, rien ne prouve que l’évolution technique soit exponentielle : l’histoire de l’Antiquité, du Moyen Age et de l’Extrême-Orient montre plutôt des périodes de stagnation au cours desquelles des procédés tombent en désuétude, tandis qu’au cours d’autres âges, le rythme s’accélère, sans qu’on puisse établir de prévisions précises. 

« L’examen rétrospectif des études prospectives montre que le futur obéit rarement aux prédictions : le progrès est convulsif. Il n’existe pas de déterminisme technologique. Il y a toujours des hommes et ce sont eux qui inventent. »

Plus fondamentalement encore, la loi de Moore se conteste elle-même : elle présuppose que les conditions d’amélioration de la technologie subsisteront identiques à elles-mêmes, alors que plus la miniaturisation se poursuit, plus les principes physiques sur lesquels elle repose se transforment. 

D’une manière générale, les partisans de la Singularité concluent de la quantité à la qualité. Même si des intelligences artificielles gèrent des milliards de tétraoctets, elles ne produisent rien de neuf et leur activité reste tributaire de la programmation humaine.

Parler « d’autonomie de machines auto-reproductrices » est trompeur. Les programmes autonomes ne disposent pas d’un libre arbitre et le but initial de la recherche IA n’était pas de produire une forme de conscience, mais des calculateurs. « L’Intelligence Artificielle forte est une pseudomorphose de l’Intelligence Artificielle faible. »

Ganascia rapproche les théories de la Singularité…d’une gnose ! Gnostiques et singularistes croient en un temps fracturé, brisé par le surgissement d’une nouveauté radicale (un Dieu ou une intelligence artificielle) qui opérerait une table rase ;et cette nouveauté nous dépossède de notre libre-arbitre. 

« Le Futur n’a pas besoin de nous. » Cette mise en garde est paradoxale : elle prend à rebours l’idéal scientifique d’émancipation, issu des Lumières et constitue une abdication « des responsabilités de l’homme de savoir. »

« Il apparaît pour le moins étrange que ceux-là mêmes, ingénieurs, entrepreneurs, scientifiques de renom, qui réussirent à concrétiser leur propre volonté en mobilisant hommes et choses, proclament l’impuissance de toute volonté et la fin de la liberté. »

Pour l’auteur, l’hypothèse de la Singularité ne repose sur aucune donnée empiriquement vérifiable. Elle constitue simplement une stratégie de diversion des acteurs des industries de la haute technologie. 

1. Faire peur avec une menace fantôme, présentée comme inéluctable. 2. Se défausser en arguant ne plus avoir aucune prise sur les technologies qu’ils mettent eux-mêmes en œuvre. 3. se donner le beau rôle : les pompiers pyromanes prétendent moraliser le numérique tout en accélérant son développement.

Enfin, le mythe publicitaire de la Singularité viserait à distraire l’attention du grand public par des annonces tapageuses, pendant que la privatisation et la numérisation de secteurs entiers de l’économie se poursuit et accentue la perte de souveraineté des Etats, au profit d’intérêts privés.

« La volonté de démocratisation des choix d’orientation scientifique conduit parfois à accorder du crédit à des directions de recherche simplement parce qu’elles sont faciles à expliquer à un large public et parce qu’elles stimulent l’imagination populaire, même si leurs ambitions scientifiques paraissent irréalisables ou vaines. »

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