« À la frontière de l’invisible, l’angoisse est un sixième sens »

 

Source : Kierkegaard et l’angoisse d’exister par Thomas Régnier, Magazine littéraire, juillet-août 2003 

Kierkegaard est le premier penseur à avoir défini négativement l’angoisse comme ce qui n’est pas la peur ou la crainte. La peur, contrairement à l’angoisse, a toujours un objet déterminé. Dans sa conférence inaugurale de 1929, Qu’est-ce que la métaphysique ? Heidegger reviendra sur cette distinction de l’angoisse et de la peur. 

Cette différence essentielle, Kierkegaard l’éclaire par la situation d’Adam au moment où le péché originel est sur le point d’être consommé. 

« Ainsi, quand, dans la Genèse, Dieu dit à Adam, tu ne mangeras pas les fruits de l’arbre du bien et du mal, il est clair qu’au fond, Adam ne comprenait pas ce mot ; car comment comprendrait-il la différence du bien et du mal, puisque la distinction ne se fit qu’avec la jouissance ? De même, quand, après les termes de l’interdiction, viennent ceux du jugement : si tu y goûtes, tu mourras certainement. Ce que veut dire mourir, Adam, naturellement, ne le comprend point, bien qu’il ait pu se faire une idée de leur horreur… » 

Est-ce la psychologie qui éclaire le péché originel ou inversement, la psychologie n’est-elle qu’un symptôme d’un mal métaphysique ? De l’innocence à l’ignorance, il n’y a qu’un pas. L’innocent est celui qui ne nuit pas dans la mesure où il ne sait pas, ce qui établit donc un lien entre le savoir et la culpabilité. 

Mais revenons à Kierkegaard. Ce dernier évoque un état ou un moment paradoxal du savoir : « un non-savoir qui ne serait pas encore le savoir et qui serait pourtant autre chose qu’une animalité de brute, une ignorance que détermine l’esprit, mais qui est justement de l’angoisse parce que son ignorance porte sur du néant. » 

Par opposition à la peur qui a rapport à une loi établie, connue de tous, l’angoisse aurait rapport à une loi à venir, inédite, enfreinte avant même d’être posée, et qui trouve dans le fait d’être enfreinte sa condition paradoxale. 

L’angoisse est la réalité de la liberté parce qu’elle en est le possible. Ce que suppose l’interdit et qui étreint Adam, c’est l’angoissante possibilité de pouvoir. Nous sommes condamnés à être libres ? Ce n’est sans doute pas ce que Kierkegaard voulait dire. 

L’angoisse, écrit-il, assez obscurément, dans Le Concept d’angoisse n’est pas une catégorie de la nécessité, mais pas davantage de la liberté, c’est une liberté entravée, où la liberté n’est pas libre en elle-même. 

Se dessine ici une ligne de partage qui, au vingtième siècle, sépare Sartre ou Heidegger qui font dépendre la mort comme ce qui fonde ma liberté et le possible et d’autre part, ceux qui comme Blanchot ou Bataille, refuseront cet existentialisme car, eux, auront su entendre « l’angoissante possibilité » de Kierkegaard comme ce qu’elle est ou désigne : un impouvoir, un non-savoir, une nescience, un pouvoir qui ne se rapporte plus à un jeu, à un sujet, et par conséquent qui a moins trait à l’action proprement dite qu’à la passion. 

« Je pressentais quelque chose d’immense et d’hostile, quelque chose de noir, mais plus moi » écrivait le bibliothécaire Georges Bataille, dans Le Bleu du ciel.

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