Grand Hérésiarque


Dans un livre aussi dense que complexe, l’universitaire bruxellois Tristan Storme revient sur le juriste prussien catholique Carl Schmitt. « Schmitt a-t-il conçu une théologie politique reconduisant les thèses majeures de Marcion ? » 

La notion de théologie politique entre autres forgée par Schmitt suppose que tous les concepts politiques modernes contiennent une charge théologique et inversement, que la théologie renferme une potentialité politique. 

« Schmitt était fasciné par la structure hiérarchique et monocratique de l’église catholique romaine. Pour lui, elle représentait le modèle théorique d’organisation correspondant à son idéal d’Etat fort conduit de façon autoritaire. » 

Dès le départ, le juriste de Plettenberg établit sa doctrine sur la base de trois dogmes catholiques : l’incarnation, l’infaillibilité pontificale – dogme qui n’apparaît qu’en 1870 — et le plus important, le péché originel tel qu’il est rapporté dans le troisième chapitre de la Genèse, preuve pour lui de la méchanceté innée de l’homme. 

Non seulement, la distinction entre bien et mal est une conséquence de la Chute, mais aussi la distinction entre ami et ennemi, critère essentiel du politique. Si vous ne désignez pas votre ennemi, c’est l’ennemi qui vous désigne. Non pas un ennemi privé, mais un ennemi public qui potentialise une menace vitale, existentielle. 

Si la nation représente le degré d’association le plus extrême, l’Etat qui en découle est lui-même subordonné au politique, c’est-à-dire à l’apparition d’un ennemi. C’est précisément cette théophanie de l’Ennemi, son surgissement sur l’horizon, qui informe la communauté des vivants. 

A côté de l’ennemi public extérieur, il existe un autre. Ce que Schmitt appelle « la théologie de l’adversaire » désigne un ennemi interne à l’Etat. Le pire de tous : celui qui nie la possibilité de l’ennemi. Grosso modo, dans la pensée de Schmitt, il s’agit du libéralisme : une véritable puissance de dissolution qui ne conçoit le politique que comme le jeu des intérêts privés et qui ne peut représenter aucun degré d’être supérieur. 

Seule l’église apostolique romaine propose un modèle de représentation acceptable : de même qu’elle institue le fidèle, sa forme étatique institue les individus par le haut. A ce stade, Schmitt n’est pas encore marcionite : sa doctrine s’enracine dans l’épisode de la Chute, ce qui lui rend l’ancien Testament nécessaire, bien que le judaïsme ne considère pas le péché originel comme une souillure héréditaire, mais comme l’archétype de la faute éthique. 

D’autre part, le marcionisme est un docétisme : il proclame que le Christ est entièrement divin et n’a rien d’humain. Or, le dogme de l’incarnation affirme le contraire : la personne du Christ est une complexio oppositorum qui se perpétue dans la visibilité de l’église, à la fois entité matérielle (étatique) et surnaturelle. 

Le marcionisme de Schmitt se déploie seulement après son adhésion au parti national-socialiste en 1933. Paradoxalement, ce sont les réflexions d’intellectuels juifs, qu’il estime et avec qui il correspond, Leo Strauss et Walter Benjamin, qui attirent son attention sur Thomas Hobbes. 

Dans un essai sur Le Léviathan de Hobbes publié en 1938, Schmitt identifie une première faille entre politique et théologique. La doctrine de la souveraineté de Hobbes n’exige qu’une obéissance conditionnelle des sujets et leur laisse une liberté d’opinion pour autant qu’ils se confortent aux lois. A la fin des fins, le Léviathan, ce dieu mortel, n’est qu’une machine humaine, composée d’humains et dirigée par un humain. C’est par cette entaille dans le ventre de la bête que s’engouffra le libéralisme moderne, notamment celui de Spinoza. 

Qu’est-ce que le Léviathan ? Cet animal maritime apparaît dans le quarantième livre de Job. « Il se stabilise métaphoriquement à travers deux traditions herméneutiques : la patristique et la kabbale. » 

Dans la patristique, le Léviathan est le diable sous l’apparence d’un poisson gigantesque. Dieu le soumet en fixant une croix sur un hameçon – selon Schmitt, le mythe du monstre marin terrassé par le Verbe incarné symbolise l’avènement de l’appareil d’Etat qui retient l’ennemi de la nation. Dans la tradition kabbalistique, le Créateur joue avec le Léviathan, le peuple élu apprivoise le monstre et à la fin des temps, ils le dépècent pour en savourer la chair et célébrer le banquet millénaire. 

A partir de ce genre d’images, il devient clair pour Schmitt que le Dieu de l’Ancien Testament est le diable et que son élément liquide transnational s’oppose à la stabilité tellurique des nations, représentée par le béhémoth : « créature terrienne, parcourant les plaines et les montagnes de ses solides sabots. » D’où un antisémitisme virulent pour lequel judaïsme et libéralisme anglo-saxon s’équivalent : « Il y a des peuples qui sans terre, sans loi, sans église n’existent que par la loi. » 

Schmitt se distancie alors du Vatican, « ce qui le conduit aux portes du paganisme chrétien. » En clair, lorsque Schmitt adhère au NSDAP, c’est comme si le Führer prenait la place du souverain pontife. Erreur grossière : le régime hitlérien raisonnait sur des bases exclusivement raciales, biologiques, athées et non théologiques. Pie XI ne déclarait-il pas : « Spirituellement, nous sommes tous des sémites. » 

La position de Schmitt était intenable. Dès 1936, il tombe en disgrâce, mais bénéficiera du soutien d’une frange du régime jusqu’en 1942. A la fin de la guerre, il sera jugé à Nuremberg en tant que constitutionnaliste du Troisième Reich et il se retira sur ses terres. Cette dernière période nous le montre occupé à établir une philosophie des grands espaces européens, « Raum » et Rome dérivant selon lui du même étymon. 

Tout en saluant en Bernanos un de ceux qui comprirent le mieux cette intuition, il rêve d’un « plurivers chrétien » : des puissances impériales qui par l’intermédiaire d’une hostilité relative restaureraient en Europe l’équilibre des forces, the balance of power, faussé par l’impérialisme anglo-saxon. 

« Schmitt concède que les juifs restent liés au peuple chrétien par une mystérieuse affinité. » Là aussi, il prolonge son bi-théisme marcionite au travers d’une dualité entre l’Antéchrist et le Katechon — « celui qui retient », expression qui apparaît dans un passage pour le moins obscur de la Seconde Lettre de Paul aux Thessaloniciens. 

Le Messie attendu par les juifs serait l’Antéchrist que les Chrétiens doivent repousser. Les uns veulent hâter la venue du Messie en aménageant la terre afin de mieux l’accueillir alors que les autres doivent au contraire freiner ce processus qui ne peut qu’entraîner des conséquences désastreuses. 

« Le triomphe des uns se réaliserait nécessairement au détriment des autres, le plurivers d’extraction chrétienne n’étant pas compatible avec l’univers d’inspiration mosaïque. » Les thèses de Schmitt rejoignent alors les théories du complot : à terme la technique serait l’outil d’une neutralisation globale du politique. 

Un gouvernement mondial qui dominerait la mer et l’air parviendrait à prohiber toute forme de belligérance en criminalisant ceux qui refusent ses valeurs. Toute opposition à cet ordre mondial unique serait sanctionnée par une extermination pure et simple. La paix obligatoire, mais à quel prix ? 

L’ennemi nous tend souvent un miroir. Cette vision de cauchemar ne ressemble-t-elle pas à l’empire catholique que Schmitt appelait de ses vœux – catholique ne signifie-t-il pas universel, ce qui implique aussi une tendance hégémonique ? Quant à la diabolisation œcuménisme de l’ennemi à des fins d’extermination, le national-socialisme ne fut pas en reste… 

L’ouvrage de Tristan Storme pose la question de l’impossibilité d’un œcuménisme judéo-chrétien. Si cet œcuménisme est toujours possible, l’œuvre de Schmitt nous démontre qu’il s’avère plus délicat de le concilier avec le nationalisme, l’antilibéralisme et un catholicisme intransigeant.

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