Eglise de non-retour


Marcion, l’évangile du dieu étranger. Dans ce livre complexe, exigeant, et avouons-le rébarbatif, le théologien protestant Adolf von Harnack (1851-1930) retrace la biographie d’un hérétique. Les lignes qui suivent ne prétendent pas à l’exhaustivité…

Au premier siècle de notre ère, à Athènes et à Rome, on lisait sur des autels des inscriptions : Aux dieux inconnus. Les Grecs pensaient ainsi se protéger ainsi des divinités qu’ils ne connaissaient pas. Mais depuis Socrate, la philosophie connaissait également un dieu inconnu, « séparé des dieux d’Asie, d’Europe et d’Afrique », que l’apôtre Paul réinterpréta comme un dieu méconnu, à la fois Créateur et Providence. 

Ce dieu méconnu devint un dieu radicalement étranger chez le chrétien Marcion de Sinope, contemporain de Diogène, né en 85. « Qu’ils soient des étrangers sur terre, tous les chrétiens croyaient le savoir. Marcion corrigea cette foi : Dieu est l’Etranger. Marcion accomplit la religion de l’intériorité jusqu’à son extrême conséquence. » 

Marcion serait-il l’ancêtre des théories du complot ? Dans ses Antithèses, que nous ne connaissons que par ses adversaires, il soutient que le message du Christ a été falsifié. Les apôtres eux-mêmes l’auraient trahi en revenant à des pratiques juives. 

« Une grande conspiration a dû s’organiser contre la vérité aussitôt après que le Christ eut quitté le monde et elle doit avoir réussi à imposer ses visées avec un succès spectaculaire. »

En outre, quatre évangiles, c’était beaucoup trop pour l’absolu… Marcion se limita à celui de Luc – peut-être parce que c’était le seul des quatre dont il disposait – et à Paul dont il radicalisa le message. Paul proclame que le Christ est venu pour tous. En revanche, pour Marcion : « Ce n’est pas l’humanité dans son entier qui est sauvée, mais l’humanité moins l’ensemble des juifs et les chrétiens du Créateur » c’est-à-dire les judéo-chrétiens. 

Abel, Hénoch, Abraham, Moïse et les autres justes restent donc en enfer, même si ces enfers ne sont pas éternels… D’autre part, si Paul a abrogé la Loi, comment pourrait-elle provenir de Dieu – tout ce qui provient de Dieu est impérissable. Dès lors, la Loi ne peut dériver que d’un sous-dieu, créateur du monde, mais distinct du vrai Dieu. 

Le démiurge, le Créateur du monde, dont parle l’Ancien Testament, ne connaît que la Loi et n’est donc que juste au sens où un despote peut l’être : impitoyable. Marcion influença sans doute le manichéisme et plus lointainement le catharisme. Ses sectateurs dépréciaient l’ici-bas et préconisaient une abstinence sexuelle parfaite, un régime ascétique bannissant viande et alcool, ainsi qu’une disponibilité au martyr. 

Selon Von Harnack, il existe un parallèle entre Marcion et Luther : tous deux prétendaient réformer et revenir à une pureté originelle. Bien que Marcion ne voulût pas créer une nouvelle religion, il produisit bel et bien un nouvel évangile et son église rivalisa longtemps avec l’église catholique des débuts. Au contraire des gnostiques, ses sectateurs voulaient être appelés de leur nom, marcionites.

Nous devons à cet « organisateur de génie » l’attribution du titre d’Evangile à un seul livre – auparavant, on parlait de message, consigné dans des livres - et probablement aussi l’appellation de Nouveau et d’Ancien Testament. « Malgré son manque de doctrine structurée et ses contradictions, Marcion parvint à mettre sur pied une Eglise homogène qui « entra dans l’âge constantinien comme une forte communauté, bien que refoulée en Egypte et en Asie mineure. » 

Sa rivale, qui devait devenir celle que nous connaissons, prit plus de temps et dut recourir à des institutions comme le synode pour atteindre un stade de développement comparable. En somme, il s’en fallut de peu pour que nous soyons (presque) tous des marcionites

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