Bouche d'ombre


Note sur La nouvelle interprétation des rêves par Tobie Nathan.

Le rêve habite la seconde phase du sommeil, celui qu'on qualifie de paradoxal parce qu’il est le plus bref et néanmoins le plus actif, malgré l’apparente immobilité du dormeur.

Les mouvements oculaires rapides témoignent en particulier d’une intense activité cérébrale. Tous les mammifères rêvent – mais aussi les oiseaux semble-t-il – et les humains rêvent au moins quatre ou cinq fois par nuit.

Selon certains cognitivistes, les rêves du sommeil paradoxal ressourceraient notre programme génétique, préviendraient l’apoptose des cellules cérébrales et exerceraient une fonction réparatrice sur notre individualité biologique… mais aussi sur notre individualité psychique.

L’analyse du contenu onirique intervient à ce niveau. Les plus anciennes clefs des songes remontent à l’Inde du Ve siècle avant J-C. Au IIe siècle après J.-C., le Grec éphésien Artémidore de Daldis figure parmi les oniromanciens les plus célèbres.

Dans les sociétés traditionnelles, le rêve revêtait une fonction sacrée, soit descendante, soit ascendante : recevoir la visite d’un dieu ou inversement, permettre l’ascension du chaman dans une dimension métahistorique. 

La psychanalyse freudienne se situe à un aboutissement du processus de laïcisation et d’individualisation commencé au XVIIIe siècle. Tout comme les lumières ont chassé les dieux de la cité, elles devaient également effacer leur présence au sein du rêve, désormais réduit à une élucubration solipsiste et désordonnée. 

La psychanalyse classique admet que les rêves contiennent une information, mais elle ne s’éclaire qu’à la lumière du passé et se réduit en schèmes névrotiques, pulsions connues, fantasmes répertoriés — quoi de plus interchangeable qu’un complexe d’Œdipe ? 

Au contraire de cette approche, véritable « culte du quiconque », l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, dans son essai La nouvelle interprétation des rêves, conçoit le rêve comme un protocole d’action, codé anthropologiquement et culturellement, à la fois destinal et prédictif. 

Autrement dit : le rêve, brouillon de possibilités, contient de précieux indices sur les attitudes à prendre au réveil. Il est une « dette tirée sur la réalité du lendemain » et seule l’interprétation d’un tiers permet de le faire advenir. 

« Un rêve ne peut être interprété par le rêveur car il ne parviendrait qu’à produire un autre rêve. » Une fois l’interprétation prononcée, un pacte est scellé entre le monde intérieur et la réalité. Ce qui implique un risque : « tel est celui à qui tu le raconteras, tel se réalisera ton rêve. » C’est qui s’appelle une prophétie auto-réalisatrice — le pouvoir de l’autosuggestion joue ici un grand rôle. 

L’auteur fournit plusieurs techniques de neutralisation d’un rêve négatif. La conjuration la plus habituelle, par exemple en Islam, était de dénier le caractère menaçant du songe et de feindre qu’il était favorable devant des témoins spécialement convoqués. 

« L’interprétation est toujours une prédiction. Dans un même mot, elle crée et tisse un destin. Elle s’élance vers l’avenir, le dessine et le produit. Au contraire, une explication n’est pas une interprétation : elle rumine des causes. 

« Si elle se présente comme une mémoire, si elle asservit ta liberté, si elle t’enrôle au service de forces que tu ignores, fuis-la ! L’interprétation qui annonce l’avenir est la liberté préservée du rêveur. » 

Ne pas tenir compte de ses rêves constitue une négligence aussi grave que de ne pas ouvrir les lettres qui nous sont adressées. On peut aussi les considérer comme une forme de thème astrologique dont les constellations s’inscriraient sur les parois de notre crâne – d’où le caractère toujours un peu menaçant de l’oniromancie. 

Selon la formule d'un livre sacré, tous les rêves marchent selon la bouche... mais c’est toujours une bouche d’ombre.

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