« Pourquoi je suis si sage »

 

Source : Leo Strauss, lecteur de Machiavel, par Gérald Sfez, éditions Ellipses, collection Polis Petits essais d’éthique et de politique, relecture 2011-2019-2023.

Tout texte écrit peut tomber dans n’importe quelles mains et se trouve exposé bien davantage que tout discours oral. L’écriture entre les lignes vise à circonvenir d’abord la menace qui pèse sur le sage, menace effective d’un danger absolu ou latente d’un danger relatif, selon le degré de tyrannie de l’accord conjoint de l’opinion du grand nombre avec le pouvoir politique. Une telle écriture est une protection du sage aussi bien que de celui à qui elle s’adresse et qui s’achemine vers la sagesse.

Mais elle est également une protection du grand nombre. En quel sens faut-il l’entendre ? Il va de soi que Strauss n’a pas ici en vue le cas de l’opinion dominante d’un régime totalitaire, laquelle n’a pas à être protégée, sauf à devoir éventuellement protéger certains d’une réaction de demi-habile.

La protection du grand nombre a vraiment du sens pour autant que nous nous trouvons dans le cas de la persécution ordinaire, et non extraordinaire, le cas qui fait règle pour toute communauté sociale, quelle que soit la nature du régime, et ce, bien que la règle ait d’abord été découverte à l’occasion de son exception, à travers le cas de la persécution extraordinaire, et, en ce cas, qui représente donc le cas général, il est bien question de protéger également le grand nombre (ou une part non négligeable de ce grand nombre) du point de vue des sages eux-mêmes.

C’est en ce sens que Strauss écrit : « L’opinion est l’élément de la société ; la philosophie ou la science est par conséquent la tentative de détruire l’élément dans lequel vit la société, et ainsi, elle met en péril la société. Par suite, la philosophie ou la science doit rester le domaine réservé d’une petite minorité, et les philosophes ou les savants doivent respecter les opinions sur lesquelles la société repose. Respecter les opinions est tout autre chose que les accepter pour vraies. »

De ce fait, l’écriture de la persécution est une écriture qui protège doublement et se trouve en accord avec un esprit de tolérance libéral. Elle protège : les sages et les vérités philosophiques du consensus populaire autour des opinions fausses ; le peuple et les opinions de ces énoncés de vérité qui « s’ils étaient exposés directement, feraient du mal à beaucoup. » Cette écriture prend acte du cloisonnement nécessaire des mondes : celui réglé par les fausses valeurs qui cimentent la communauté sociale et celui de ceux qui sont tournés vers la sagesse. 

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