Source : En public, poétique de l’auto-design par Boris Groys, éditions P.U.F., collection Perspectives critiques.
L’Institut de transfusion sanguine fondé et dirigé dans
les années 1920 par Alexandre Bogdanov a constitué une autre expérimentation
biopolitique fascinante, même si elle s’est avérée sans postérité. Bogdanov fut
un ami proche de Lénine lorsqu’ils étaient jeunes, ainsi que le cofondateur du
mouvement intellectuel et politique qui, à l’intérieur du parti social
démocrate russe, conduisit au bolchevisme. Plus tard, cependant, il se
distancia progressivement de la politique contemporaine et fut vivement
critiqué par Lénine pour son attitude défavorable à Ernst Mach et à la
philosophie positiviste de celui-ci.
Après la révolution, Bogdanov dirigea le fameux « Proletkult »
où il vanta la transformation de la culture traditionnelle en une pratique de
« construction de la vie. » Avec le temps, la pensée de Bogdanov
évolua ainsi en direction d’une biopolitique active. Par la même occasion, il
se passionna pour les expérimentations en matière de transfusion sanguine, par
lesquelles il espérait ralentir le vieillissement, si ce n’est le stopper
complètement. La transfusion sanguine des plus jeunes générations vers les plus
vieilles était supposée rajeunir les aînés et établir la solidarité
intergénérationnelle que Bogdanov considérait comme essentielle pour établir
une société socialiste juste. Le hasard a cependant voulu qu’il décédât d’une
telle transfusion.
Pour le lecteur d’aujourd’hui, les rapports de Bogdanov
à l’Institut de la transfusion sanguine évoquent le roman de Bram Stoker,
Dracula, en particulier le moment où le sang d’une jeune étudiante est
partiellement échangé avec celui d’un écrivain âgé, opération supposée
bénéfique pour chacun d’eux.
Cette analogie n’a rien d’une coïncidence. La société
des vampires, des corps immortels, sur laquelle Dracula règne est par excellence
une société du biopouvoir total. Écrit en 1897, à la même époque que la
philosophie de la part commune de Fedorov, Dracula ne décrit cependant pas
l’âge du biopouvoir total comme une utopie mais plutôt comme une dystopie.
Ainsi, les héros humains du roman défendent amèrement
leur droit à une mort naturelle, et la lutte contre la société des vampires
produisant et garantissant l’immortalité du corps se poursuit encore
aujourd’hui dans la culture de masse occidentale ; même lorsque la
séduction par le vampirique n’est pas rejetée. Il est vrai que l’aversion à
l’encontre de l’éternité du corps n’est pas nouvelle, comme les histoires de
Faust, de Frankenstein, et du Golem le montrent. Elles furent toutefois écrites
à une époque où la foi dans l’immortalité de l’âme n’avait pas complètement été
éteinte. Les vampires, à l’inverse, représentent une société étrangère à une
telle croyance : un organe du biopouvoir total, une communauté communiste
de corps immortels.
L’immortalité corporelle attirait et attire encore, particulièrement en Russie, à la fin du dix-neuvième siècle, et au début du vingtième. Afin de comprendre l’imagination biopolitique radicale de notre temps, il est donc nécessaire de lire en même temps Fedorov, Bogdanov et Bram Stoker.
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