Source : Avec Gogol, essai sur l’inconsistance, par Lucian Raïcu, éditions de L’Âge d’Homme, collection Slavica, traduit du roumain par Odile Serre.
Quand Gogol rapporte qu’Akaki avait « l’art »
de se trouver juste sous « toutes sortes de détritus », l’ironie est
ambiguë : elle prépare une troublante conversion. Elle explique quelque
peu la grande crise de Gogol, celle de sa dernière période. Elle est le début
inattendu de la maladie de Gogol.
La coïncidence qui fait passer Akaki sous la fenêtre au
moment précis où une commère déverse ses immondices, c’est l’oscillation de
Gogol entre deux possibilités extrêmes, l’idée du Diable et celle de Dieu. Le
monde est-il sous la domination d’un diable qui se rit impunément de tout ce
qui est humain, de ce fragile être incarné par Akaki, ou bien d’un Dieu qui
choisit ses élus parmi les précaires, les moqueries à leur adresse étant le
signe même de leur élection ? Qui pouvait répondre à cette question ?
Mais Gogol, sans aucun doute, l’a soulevée avec passion.
Si la première hypothèse s’avère possible, cet esprit
de la dérision que Gogol sentait bouillonner en lui, serait-ce la perfide
manifestation du diable, de la force immense et toute-puissante du mal, et
Gogol avait des raisons de craindre ce qu’il fut, poussé par une orgueilleuse
inspiration dans le plein épanouissement de son génie. Le jeune fonctionnaire
au regard « si vif et pénétrant » est, certainement, une incarnation
du « diable » et Gogol, effrayé, pouvait se demander si ce
« jeune diable » n’était pas plus ou moins consciemment lui-même.
Si la seconde hypothèse se confirmait et, avec elle,
l’existence d’une divinité paradoxale, il pourrait se demander, ce qu’il fera
finalement, si son but sur terre était de continuer à écrire des romans, des
pièces de théâtre, des nouvelles et s’il n’a pas, par hasard, autre chose à y
faire. Mais, pour le moment, l’instinct artistique est plus fort que l’anxiété
soulevée par ces questions ; celles-ci, pourtant, ne faisant pas défaut,
même sous une forme ironique et ambiguë. Pour le moment, Gogol peut encore se
rassurer en se disant que son esprit de discernement fonctionne quand même, et
que sa décision ne vise pas Akaki Akakievtich.
Ce qui est certain, c’est que Gogol donne à voir, dans Le Manteau, une intensité humaine qu’il ne réussira pas à réitérer.
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