« 1932 — année Goethe ; 1933 — année Hitler »

Source : Et Satan conduit le bal, (2) Kraus, Hitler et le nazisme, préface de Jacques Bouveresse à Troisième nuit de Walpurgis de Karl Kraus, éditions Agone, collection Banc d’essai.

Le 15 octobre 1931 est paru dans l’Arbeiter-Zeitung un article intitulé « Nuit de Walpurgis de la réaction allemande » où étaient rapportés les faits suivants : « Les radicaux de droite se sont rassemblés à Harzburg pour y tenir conseil et faire des plans ; était-ce intentionnellement qu’ils ont tenu leur congrès précisément à Harzburg ? Harzburg est à proximité du Blocksberg, au milieu du territoire dans lequel, d’après l’ancienne légende, les démons, les sorcières et les esprits malins ont célébré la nuit de Walpurgis dans laquelle se jouait l’épisode spectral sauvage du sabbat des sorcières. Hugenberg et Hitler ne pouvaient pas trouver un meilleur endroit pour la nuit de Walpurgis de la réaction allemande pour le sabbat de sorcières de leur politique ; et mieux que n’importe quel reporter un poète a décrit leur rassemblement. »

Ce passage est suivi d’une longue citation d’un poète dont l’article souligne que la droite radicale pourrait difficilement le récuser : « Le poète qui a décrit de façon aussi parlante la nuit de Walpurgis allemande ne peut malheureusement pas être proscrit par les radicaux de droite ; il s’agit de Goethe, qui a anticipé dans sa vision ce qui s’est produit un siècle plus tard à Harzburg. » Un an avant l’arrivée de Hitler au pouvoir, l’année 1932 a donné aux Allemands l’occasion de fêter un événement d’une importance nationale, qui ne pouvait laisser aucun d’entre eux indifférent, à savoir le centenaire de la mort de Goethe, ce qui a fourni un prétexte à l’organisation de manifestations de l’espèce la plus diverse, dont certaines étaient pour le moins étonnantes.

L’une d’entre elles est commentée ironiquement dans le numéro de l’Arbeiter-Zeitung du 23 février 1932. Le journal indique que, d’après ce qui a été annoncé à grand fracas par la presse française et anglaise, un groupe de « scientifiques » appartenant au très sérieux National Laboratory of Psychical Research de Londres se propose d’organiser sur le Brocken, pendant la nuit de Walpurgis, en rapport avec la célébration du centième anniversaire de la mort de l’auteur de Faust, un rituel de conjuration des esprits dans lequel il est question de transformer un bouc en jeune homme en suivant les indications d’un manuscrit ancien qui vient d’être retrouvé, et cela dans le but, à première vue louable, d’entreprendre une action décisive contre la superstition, que l’on prétend vouloir ainsi tourner en ridicule.

L’Arbeiter-Zeitung note que la proposition qui, à première vue, ressemble fortement à une (mauvaise) plaisanterie, a été accueillie avec enthousiasme et a suscité un intérêt inhabituel dans l’opinion publique. Le problème est que, comme on n’allait pas tarder à s’en rendre compte, les esprits qu’il était question de conjurer pour combattre la superstition étaient déjà bel et bien déchaînés et en train de devenir absolument incontrôlables…

La célébration de la nuit de Walpurgis est liée à l’idée du retour du printemps et du renouvellement des forces de la nature ; et c’est bien à un printemps et un renouveau de l’Allemagne que l’on est censé assister depuis l’arrivée au pouvoir du chef génial et inspiré. Mais il était plus que tentant de considérer que ceux qui parlaient, de façon aussi naturelle, d’une nuit de Walpurgis des entités et des forces nouvelles qui étaient en train de s’éveiller en Allemagne en croyaient pas justement si bien dire. La volonté de célébrer par une fête de la jeunesse sur le Brocken la résurrection annoncée de l’Allemagne ne pouvait être comprise par Kraus que comme une sorte d’aveu involontaire du fait que le réveil en question avait toutes les chances de ressembler à celui de tous les démons. A ceux qui proclament que l’Allemagne est en train de s’éveiller, Kraus rétorque au contraire qu’elle a commencé à s’enfoncer dans une nuit infernale et que le prétendu réveil est justement ce dont il faut espérer qu’elle se réveillera le plus vite possible…

L’Arbeiter-Zeitung du 15 octobre 1931 avait parlé d’une « nuit de Walpurgis allemande » que Goethe avait déjà décrite bien avant qu’elle ait lieu. C’est de l’entrée dans cette troisième nuit, venant après les deux qui sont évoquées dans Faust, respectivement dans la première et la deuxième partie sous les noms « Nuit de Walpurgis » et « Nuit de Walpurgis classique », et des événements qui ont commencé à s’y dérouler qu’il est question dans le livre de Kraus, dont le titre exact Troisième nuit de Walpurgis (« Dritte Walpurgisnacht » et non « Die dritte Walpurgisnacht ») s’explique beaucoup mieux si l’on garde présente à l’esprit la pièce de Goethe. Il peut être intéressant de remarquer que celui-ci avait décrit lui-même la première nuit de Walpurgis comme monarchique et la deuxième comme républicaine : « La nuit de Walpurgis ancienne est monarchique dans la mesure où le diable y est partout respecté comme le chef déterminé. Mais la nuit de Walpurgis classique est totalement républicaine, dans la mesure où toutes les choses sont étalées en largeur les unes à côté des autres, de sorte que l’un vaut autant que l’autre, et personne ne se subordonne et ne se soucie d’autrui. »

Pour Kraus, la troisième nuit de Walpurgis se caractérise par un retour décidé à l’idée du chef suprême, du diable unique devant lequel tout le monde est prêt à se prosterner et qui règne sans partage. Le troisième sabbat des sorcières et des démons, nordique et allemand, avec cette différence que le centre de l’action ne se situe plus sur le Blocksberg mais à Berlin et que les événements sont réels, est, en tout cas, celui de la dictature et Méphistophélès y redevient le maître absolu du jeu. Mais la dictature que Hitler a réussi a imposer ne ressemble véritablement à aucune autre, elle a, pour Kraus, quelque chose d’absolument inédit et inimaginable, et dont rien de ce qui a pu se passer auparavant ne saurait donner une idée exacte.

Sa conviction profonde est que, même si l’horreur, également inimaginable avant qu’elle ne survienne, de la Première Guerre mondiale a préparé et annoncé celle qui est en train de se produire, on a affaire à nouveau à quelque chose d’incommensurable, à une catastrophe qui est d’une dimension différente et qui fait que les concepts et le langage appropriés pour la décrire risquent de manquer…

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