Source : Et Satan conduit le bal, (2) Kraus, Hitler
et le nazisme, préface de Jacques Bouveresse à Troisième nuit de Walpurgis de
Karl Kraus, éditions Agone, collection Banc d’essai.
Le 15 octobre 1931 est paru dans l’Arbeiter-Zeitung un
article intitulé « Nuit de Walpurgis de la réaction allemande » où
étaient rapportés les faits suivants : « Les radicaux de droite se
sont rassemblés à Harzburg pour y tenir conseil et faire des plans ;
était-ce intentionnellement qu’ils ont tenu leur congrès précisément à
Harzburg ? Harzburg est à proximité du Blocksberg, au milieu du territoire
dans lequel, d’après l’ancienne légende, les démons, les sorcières et les
esprits malins ont célébré la nuit de Walpurgis dans laquelle se jouait
l’épisode spectral sauvage du sabbat des sorcières. Hugenberg et Hitler ne
pouvaient pas trouver un meilleur endroit pour la nuit de Walpurgis de la
réaction allemande pour le sabbat de sorcières de leur politique ; et
mieux que n’importe quel reporter un poète a décrit leur rassemblement. »
Ce passage est suivi d’une longue citation d’un poète
dont l’article souligne que la droite radicale pourrait difficilement le
récuser : « Le poète qui a décrit de façon aussi parlante la nuit de
Walpurgis allemande ne peut malheureusement pas être proscrit par les radicaux
de droite ; il s’agit de Goethe, qui a anticipé dans sa vision ce qui
s’est produit un siècle plus tard à Harzburg. » Un an avant l’arrivée de
Hitler au pouvoir, l’année 1932 a donné aux Allemands l’occasion de fêter un
événement d’une importance nationale, qui ne pouvait laisser aucun d’entre eux
indifférent, à savoir le centenaire de la mort de Goethe, ce qui a fourni un
prétexte à l’organisation de manifestations de l’espèce la plus diverse, dont
certaines étaient pour le moins étonnantes.
L’une d’entre elles est commentée ironiquement dans le
numéro de l’Arbeiter-Zeitung du 23 février 1932. Le journal indique que,
d’après ce qui a été annoncé à grand fracas par la presse française et
anglaise, un groupe de « scientifiques » appartenant au très sérieux
National Laboratory of Psychical Research de Londres se propose d’organiser sur
le Brocken, pendant la nuit de Walpurgis, en rapport avec la célébration du
centième anniversaire de la mort de l’auteur de Faust, un rituel de conjuration
des esprits dans lequel il est question de transformer un bouc en jeune homme
en suivant les indications d’un manuscrit ancien qui vient d’être retrouvé, et
cela dans le but, à première vue louable, d’entreprendre une action décisive
contre la superstition, que l’on prétend vouloir ainsi tourner en ridicule.
L’Arbeiter-Zeitung note que la proposition qui, à
première vue, ressemble fortement à une (mauvaise) plaisanterie, a été
accueillie avec enthousiasme et a suscité un intérêt inhabituel dans l’opinion
publique. Le problème est que, comme on n’allait pas tarder à s’en rendre
compte, les esprits qu’il était question de conjurer pour combattre la
superstition étaient déjà bel et bien déchaînés et en train de devenir
absolument incontrôlables…
La célébration de la nuit de Walpurgis est liée à
l’idée du retour du printemps et du renouvellement des forces de la
nature ; et c’est bien à un printemps et un renouveau de l’Allemagne que
l’on est censé assister depuis l’arrivée au pouvoir du chef génial et inspiré.
Mais il était plus que tentant de considérer que ceux qui parlaient, de façon
aussi naturelle, d’une nuit de Walpurgis des entités et des forces nouvelles
qui étaient en train de s’éveiller en Allemagne en croyaient pas justement si
bien dire. La volonté de célébrer par une fête de la jeunesse sur le Brocken la
résurrection annoncée de l’Allemagne ne pouvait être comprise par Kraus que
comme une sorte d’aveu involontaire du fait que le réveil en question avait
toutes les chances de ressembler à celui de tous les démons. A ceux qui
proclament que l’Allemagne est en train de s’éveiller, Kraus rétorque au
contraire qu’elle a commencé à s’enfoncer dans une nuit infernale et que le
prétendu réveil est justement ce dont il faut espérer qu’elle se réveillera le
plus vite possible…
L’Arbeiter-Zeitung du 15 octobre 1931 avait parlé d’une
« nuit de Walpurgis allemande » que Goethe avait déjà décrite bien
avant qu’elle ait lieu. C’est de l’entrée dans cette troisième nuit, venant
après les deux qui sont évoquées dans Faust, respectivement dans la première et
la deuxième partie sous les noms « Nuit de Walpurgis » et « Nuit
de Walpurgis classique », et des événements qui ont commencé à s’y
dérouler qu’il est question dans le livre de Kraus, dont le titre exact
Troisième nuit de Walpurgis (« Dritte Walpurgisnacht » et non
« Die dritte Walpurgisnacht ») s’explique beaucoup mieux si l’on
garde présente à l’esprit la pièce de Goethe. Il peut être intéressant de
remarquer que celui-ci avait décrit lui-même la première nuit de Walpurgis
comme monarchique et la deuxième comme républicaine : « La nuit de
Walpurgis ancienne est monarchique dans la mesure où le diable y est partout
respecté comme le chef déterminé. Mais la nuit de Walpurgis classique est
totalement républicaine, dans la mesure où toutes les choses sont étalées en
largeur les unes à côté des autres, de sorte que l’un vaut autant que l’autre,
et personne ne se subordonne et ne se soucie d’autrui. »
Pour Kraus, la troisième nuit de Walpurgis se
caractérise par un retour décidé à l’idée du chef suprême, du diable unique
devant lequel tout le monde est prêt à se prosterner et qui règne sans partage.
Le troisième sabbat des sorcières et des démons, nordique et allemand, avec
cette différence que le centre de l’action ne se situe plus sur le Blocksberg
mais à Berlin et que les événements sont réels, est, en tout cas, celui de la
dictature et Méphistophélès y redevient le maître absolu du jeu. Mais la
dictature que Hitler a réussi a imposer ne ressemble véritablement à aucune
autre, elle a, pour Kraus, quelque chose d’absolument inédit et inimaginable,
et dont rien de ce qui a pu se passer auparavant ne saurait donner une idée
exacte.
Sa conviction profonde est que, même si l’horreur, également inimaginable avant qu’elle ne survienne, de la Première Guerre mondiale a préparé et annoncé celle qui est en train de se produire, on a affaire à nouveau à quelque chose d’incommensurable, à une catastrophe qui est d’une dimension différente et qui fait que les concepts et le langage appropriés pour la décrire risquent de manquer…
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